Tibert / Des routes à prendre

Fondateur et directeur artistique du festival Les Oreilles en Pointe, depuis plus de trente ans Tibert défend vaille que vaille la chanson francophone. En cette fin d'année morose, le chanteur et guitariste sort contre vents et marées un sixième album, Tranche désir. Portrait entre terre et mer d'un homme qui possède six cordes à son arc.


Remontons le temps. Le petit Alain Rocher naît en 1961 à Saint-Étienne de parents lozériens et auvergnats. Comme souvent chez les musiciens, c'est de la fascination pour un instrument qui va naître une passion que les années ne pourront plus jamais taire. Vers l'âge de neuf ans, Tibert est confié à ses grands-parents le temps que ses oreillons cessent d'être contagieux pour ses deux frangins. « Comme il n'avait pas de jeux pour les gosses, mon grand-père était dépité. Un jour il a sorti sa mandoline et quelques vieilles partitions poussiéreuses puis, cassant une dent d'un peigne pour s'en faire un médiator, s'est mis à gratter les cordes. J'étais impressionné par ses gros doigts qui couraient sur les toutes petites cases de l'instrument ! » Tibert se souvient encore très distinctement de ce déclic, décrivant une véritable révélation pour la musique. Plus tard ce sera son père, professeur de lettres, qui lui fera découvrir la littérature... Tout en poursuivant des études littéraires jusqu'à la maîtrise, le jeune homme jongle entre cours de chant classique au conservatoire de Saint-Étienne et formation en guitare jazz à l'EMRA de Villeurbanne. Après quelques années à enseigner le français à mi-temps dans les ZEP stéphanoises tout en tournant avec son premier groupe, Basta, il devient enfin intermittent du spectacle et donne aussitôt sa démission à l'Éducation Nationale.

Basta

Dans les années 80, la planète musique est secouée de toute part. « Entre la new wave, le punk et l'arrivée en France du rap américain, on a également observé un come-back de la musique folk... La région stéphanoise, elle, vibrait au son du reggae des Babylon Fighters ! Alors qu'on ne parlait pas encore de world music, je me souviens avoir partagé une scène avec les Grenoblois de Gnawa Diffusion. » Mais c'est peut-être parce que l'on écoutait très peu de musique à la maison que Tibert a toujours préféré la pratiquer. Le jeune musicien n'était pas de ceux qui traînaient chez les disquaires à la recherche d'une perle rare. Tout au long de sa carrière, il ne fera quasiment jamais de reprises, davantage attiré par la composition et l'écriture. Pour autant, au fil des tournées et des rencontres avec d'autres artistes, Tibert a développé une curiosité musicale qui le conduira à faire jouer les autres. L'année 1991 voit ainsi la naissance du festival des Oreilles en Pointe. Auteur-compositeur-interprète, notre homme enfile une nouvelle casquette, celle d'organisateur. Et tout s'enchaîne naturellement. Déjà « coup de cœur France Inter », Basta décroche la timbale au Printemps de Bourges en 1994 et lance pour de bon la carrière de Tibert. « J'ai sorti mon premier album solo deux ans plus tard et j'ai eu la chance de nouer très tôt des connexions avec l'international, d'abord du côté de la Suisse puis avec le Canada. »

Acadie

Grâce à la musique, Tibert fera ses plus belles rencontres humaines. « En 1999, alors que je jouais au Connemara Pub de la Fouillouse, j'ai fait la connaissance de représentants acadiens invités au Salon de l'été indien qui se tenait à Andrézieux-Bouthéon. Une vraie amitié est alors née avec un certain Denis Laplante, lui-même en pleine préparation d'un festival franco-acadien au Nouveau-Brunswick. » Depuis lors, la carrière solo de Tibert mais aussi le festival qu'il porte ont développé de nombreux atomes crochus avec toutes les régions du Canada où vivent des communautés francophones. L'Acadie est cette partie Est du Canada où des gens de culture française ont été pogromisés par les Anglais dès 1755. « Là-bas, les gens savent pourquoi ils parlent en français et chantent dans cette langue. Ils sont aujourd'hui encore une minorité, à peine 500 000, en lutte contre une assimilation culturelle qui menace toute leur histoire. Cette réalité fait écho aux musiques actuelles qui en Europe sont à 80% anglophones. Cela me mine. » En France, si le slam et le rap chanté semblent manifester un regain d'intérêt pour les textes en français, la défense de la langue française reste pour Tibert un juste combat à mener. « Des artistes comme Oxmo Puccino se disent rappeurs, mais pour moi c'est de la chanson française. Promouvoir la chanson d'auteur qui raconte des choses en français, c'est soutenir la poésie vivante ! » En trente ans, les Oreilles en Pointe auront porté haut la langue de Molière, fidélisant son public année après année et drainant une infaillible équipe de bénévoles.

« Le voyage est une mécanique qui me porte, me nourrit, me transforme et m'ouvre l'esprit. »

Tranche désir

Dans la lignée de ses précédents albums, le nouvel opus de Tibert reprend avec force les thèmes chers à l'artiste. Il y est question de rencontres humaines et amoureuses, de batailles perdues et d'autres à mener. De fraternité aussi : ta maison est ma maison. De Granville à Vancouver, de Hastings aux îles Sanguinaires, Tranche désir est assurément un album à feuilleter comme on parcourt un carnet de voyages, des traversées au long cours mais aussi des vols intérieurs, plus intimes. « Comme un virus que je portais en moi depuis toujours et que j'ai fini par découvrir, le voyage est une mécanique qui me porte, me nourrit, me transforme et m'ouvre l'esprit car chez moi la routine est assez destructrice. » Pour Tibert, voyager est nécessairement une forme d'échange : prendre et apporter à la fois. « Je vis une partie de l'année sur un voilier. Bien qu'ayant des attaches en différents lieux comme des ports où j'aime retrouver des amis, je reste tout de même un nomade qui s'accommode assez bien de la solitude. »

Sur cales

En plus de trente ans de carrière, Tibert a connu de bien belles aventures, esquivant les vents contraires quand ils s'annoncent, à l'image des Oreilles en Pointe, plus ancien festival ligérien dédié à la chanson et toujours debout. Pour autant, l'année 2020 aura été source de très grandes frustrations, à bien des égards. À l'impossibilité de voyager, s'est ajoutée l'annulation du festival. « Nous nous apprêtions à célébrer son trentième anniversaire. C'est moche. » À titre personnel, l'artiste devait partager une chaleureuse soirée avec Maxime Le Forestier, le 21 novembre dernier au Firmament. La sortie du nouvel album ne se sera pas non plus déroulée dans les conditions initialement prévues. Mais gageons que Tibert retrouvera son cap lorsque la tempête s'essoufflera... Sur le site web du festival il est inscrit : « Serrons-nous les coudes et merci pour tout votre soutien passé et à venir. » Dont acte.


Repères

1961 : naissance à Saint-Étienne

1991 : création du festival Les Oreilles en Pointe

1996 : C'est là-bas, premier album

1999 : J'entaille

2003 : Universel Souk

2008 : D'autres visages

2014 : Sortir 

2020 : Tranche désir


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