Le Dernier Duel : Boucherie à l'arène

Une querelle entre nobliaux moyenâgeux se transforme en duel judiciaire à mort quand l'un des deux viole l'épouse de l'autre. Retour aux sources pour Ridley Scott avec ce récit où la vérité comme les femmes sont soumises au désir, à l'obstination et à la vanité des hommes.


France, fin du XIVe siècle. Tous deux écuyers au service du comte d'Alençon, Jean de Carrouges et Jacques Le Gris présentent des tempéraments opposés : quand le premier — un va-t-en-guerre impulsif — agace, le second obtient par son esprit en cour les bonnes grâces de son seigneur. Une rivalité va sourdre entre les deux hommes, s'amplifiant avec les années pour atteindre son sommet lorsque Marguerite, l'épouse de Jean, accuse Jacques de l'avoir violée pendant que son mari était à la guerre. Devant le roi et devant Dieu, Jean demande réparation lors d'un duel…

Selon un adage bien connu, un auteur aura beau faire (ou contrefaire), il écrira toujours le même livre. D'une simple pelote de laine, l'on peut également tricoter toutes les formes que l'on désire, en variant les points… Puis défaire et refaire son ouvrage à l'envi tant que le fil ne rompt pas. On ignore si Ridley Scott taquine l'aiguille ; ce dont on est sûr, c'est qu'il ferraille depuis toujours avec certaines obsessions. Dont la figure “matricielle“ du duel — et par duel, on comprend opposition frontale, rugueuse et continue — modelant l'essentiel de sa filmographie : Ripley contre le xénomorphe (Alien), Deckart contre Batty (Blade Runner), Decimus contre Commode (Gladiator),   Mark Watney contre Mars (Seul sur Mars) sans oublier Féraud contre d'Hubert dans son premier long métrage, Les Duellistes (1977).

Trois vues, et une seule mort

La tentation est grande de mettre en miroir cette œuvre inaugurale avec Le Dernier Duel : outre la proximité des titres, le cadre français, l'opposition au (très) long cours entre deux éminents guerriers, tout nous y renvoie. Ce qui tranche (si l'on ose), c'est l'époque, et ce paradoxe qui voit dans ce Moyen Âge réputé barbare, Le Gris et Carrouges s'affronter en épuisant tous recours du verbe, de la manigance et de la légalité avant de se défier physiquement — là où Féraud et d'Hubert, censément éclairés par la philosophie des Lumières, passaient plus de temps à s'écharper qu'à deviser. Qu'on se rassure : le combat final vaut son pesant de boucherie, avec des plans ravalant Hannibal au rang de farandole végane. Cristallisant toute la rage accumulée par le mari trompé et le favori jaloux, la crudité brutale et bestiale de ce corps à corps surclasse en réalisme ceux de Gladiator, trop esthétisés pour toucher aux tripes. Difficile ici de ne pas détourner les yeux quand les lames s'enfoncent dans les chairs — une autre des formidables réussites de la monteuse Claire Simpson.

Car Le Dernier Duel tire une grande partie de sa force dramatique de sa construction en chapitres, chacun livrant le regard d'un des trois protagonistes principaux (Jean, Jacques puis Marguerite) sur les faits ; chacun offrant des compléments, des contrepoints, des précisions éclairant les lacunes ou les ellipses des précédents — on pense à Rashōmon de Kurosawa (1950). Comparables au débat contradictoire lors d'une audience, où la voix de chaque partie est entendue de manière égale, ces trois chapitres subjectifs recomposent successivement une vérité objective. Et surtout se recoupent sur un point qui ne supporte ni doute ni équivoque : le fait que Marguerite a été violée.

Une lecture en mode “carte du tendre” pourrait laisser croire que Carrouges accomplit un pur geste chevaleresque en réclamant son duel ; une interprétation façon #MeToo inciterait à voir dans le procès une ébauche de considération pour la personne humaine féminine. Las ! Les motivations du mari sont explicitement celles d'un propriétaire dont on a lésé les biens mobiliers (c'est ainsi qu'il considère Marguerite) et qui se saisit de ce prétexte pour régler un vieux compte avec le responsable du crime. Il n'y a donc ici guère de héros, seulement une victime…

★★★☆☆ Le Dernier Duel de Ridley Scott (É.-U-G.-B., 2h32) avec Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer…


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Sur la scène classique, continuer, autant que possible…