Jusqu'à ce que cela rentre dans le corps…

Depuis son fauteuil, face à la scène, il n'y a pas spectateur de théâtre plus heureux qu'un spectateur qui croit en ce qu'on lui montre. Mais pour en arriver là, la tâche des artistes est souvent longue et difficile, bien loin de la magie qui opère lorsque l'obscurité se fait. Immersion dans le travail de comédien, lors d'une répétition de L'Avare, à la Comédie de Saint-Etienne.


« C'est une raillerie, que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu'elle ne fera point. Je n'irai pas donner quittance de ce que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose ».

Genoux fléchis, pieds trainants, corps tassé, Harpagon traverse sa maison à petits pas, tandis qu'attrapant une carte du monde, Frosine le suit. « Mon Dieu! vous toucherez assez ; et elles m'ont parlé d'un certain pays où elles ont du bien dont vous serez le maître ».

Durant près de deux heures, ce mercredi-là, Emmanuel Vérité et Anne Cuisenier vont répéter la scène 2 de l'acte II morceau après morceau. Enchainer plusieurs répliques, et recommencer en se déplaçant différemment. Puis recommencer encore, cette fois-ci en s'asseyant.  A un mois de la première de L'Avare à la Comédie de Saint-Etienne, l'heure est à la recherche d'une juste manière de jouer dans l'espace, au milieu du décor et avec les accessoires.  Il faut essayer. Multiplier les propositions. En abandonner certaines. En pousser d'autres plus loin, « pour voir où elles mènent ».

Fabriquer la bonne distance

Depuis la salle, Benoît Lambert accompagne les comédiens dans leur quête du bon mouvement, du bon geste, de la bonne position, davantage qu'il ne les dirige. « Jean-Marie Serreau disait que la mise en scène, c'est transformer en événement une succession d'accidents. C'est la définition à laquelle je crois, confirmera-t-il à la fin de la répétition. J'essaie de ne pas trop interrompre les acteurs. Mon rôle est plutôt de les aider à fabriquer la bonne distance entre eux. Je ne veux pas trop préméditer. »

Alors, les comédiens réessaient. Plus près l'un de l'autre. Puis plus éloignés. Puis de nouveau un peu plus proches. Frosine doit-elle donner à Harpagon une ou deux bouchées de pomme ? Harpagon doit-il recracher la première, ou la deuxième bouchée ? Doit-il recracher, d'ailleurs ? « En ce moment, on est dans le dur, c'est fastidieux », analyse le metteur en scène. Car, pour que d'ici 4 semaines, les spectateurs ne puissent y voir que du feu, les comédiens doivent en effet fournir en amont des efforts considérables. Dire et redire ce texte qui, bien qu'appris et su par cœur, finit par accrocher sur la langue à force de répétitions, de coupes et de découpes. Sentir son corps se contracter, d'avoir passé trop de temps dans une posture qui n'est pas la sienne, mais celle du personnage que l'on incarne, qu'importe qu'il soit bossu, droit comme un « i », ou qu'il marche en canard. Devoir rester ultraconcentré à chaque seconde, puisqu'en plus de dire et de redire, de faire et de refaire, il faut aussi mémoriser au détail près, tout ce qui sera conservé dans la version finale.

Jusqu'à l'évidence

« C'est notre deuxième semaine de répétitions, il y en aura 4, au total, poursuit Benoît Lambert. Nous sommes dans la phase d'incorporation, au moment où ça rentre dans le corps. Les choses vont vraiment s'affirmer après, lors des filages. C'est en voyant la continuité, que tout devient évident ». Suffisamment évident pour qu'à la fin, ça colle. Pour qu'on y croit. Pour que, depuis son fauteuil, dans la pénombre, on puisse se laisser emporter dans l'histoire grâce au jeu des comédiens. « Parce que c'est pour voir des comédiens, que l'on vient au théâtre ».

L'Avare de Molière, mise en scène Benoît Lambert, du 18 au 29 janvier à la Comédie de Saint-Etienne


<< article précédent
La belle et la bête