Humour : à la recherche de la limite

Faire rire sans faire mal à ceux qui n'ont rien demandé : alors que l'impertinence agit comme un exutoire à la sinistrose ambiante, les humoristes marchent sur un fil… Qui peut rompre à tout moment s'il n'a pas au préalable été suffisamment tendu.


« Bien sûr, que je me pose la question de ce que je peux dire ou pas, et de la limite à fixer. A chaque fois. » Humoriste imitateur originaire de Saint-Etienne, vainqueur du tremplin des Arts Burlesques il y a une dizaine d'années et passé ensuite par les Guignols de l'Info, Mathieu Schalk n'est pas de ceux qui revendiquent une liberté d'expression totale, qui consisterait à venir, poser sa vanne et s'en aller, sans s'interroger sur la perception de celle-ci par celui qui l'écoute.

Bien loin de l'image d'Épinal de l'artiste exerçant sans jamais être contraint, la plupart des professionnels de l'humour se posent d'ailleurs régulièrement cette même question… Sans s'auto-censurer pour autant. Face aux « on ne peut plus rien dire » un peu faciles (d'autant qu'il n'est pas certain qu'on ait un jour pu tout dire…), mais également face aux personnes lassées de subir au quotidien certains rapports de domination, et ne supportant donc plus de voir leur(s) identité(s) fréquemment transformée(s) en sujet d'humour, le maniement de la punchline implique ainsi de bien réfléchir, parfois contre soi-même mais pour les autres, avant de se lancer en public.

Irrévérencieux ou offensant ?

« L'équilibre est très fragile, poursuit Mathieu Schalk. Même bien intentionné, on peut parfois être déstabilisé par la réponse apportée par le public. Quand on écrit, on imagine une certaine ambiance, et puis parfois, ça ne se passe pas comme prévu. A mes débuts, par exemple, j'imitais Jean-Marie Le Pen en lui faisant chanter Douce France. Jusqu'au jour où je me suis rendu compte que ça ne faisait rire que les racistes. Donc j'ai arrêté de le faire. Pour ça, l'échange entre humoristes est vraiment important, ça permet d'expérimenter des choses avant de les montrer sur scène, et d'éviter le truc qu'on n'avait pas vu venir ».

Pour autant, rarement l'humour n'avait été aussi croustillant, voire, irrévérencieux qu'actuellement. Mais alors, où s'arrête la désinvolture, et où démarre le légitime sentiment d'offense ? « Choquer pour choquer, c'est tout simplement déshumanisant, donc il ne faut jamais que ce soit ça. » Julien Santini, lui aussi passé par le tremplin stéphanois, participera le 16 février prochain au plateau d'Arcomik L'Humour c'est mieux à deux, en duo avec Aymeric Lompret. Et, à 15 jours de l'événement, lui qui a pour habitude de se mettre en scène sous les traits d'un personnage un peu « border », avoue bien volontiers être justement en pleine réflexion à ce sujet, tentant de dessiner une sorte de règle à suivre : « Pour ne pas offenser gratuitement, il faut que le propos fasse sens. Si sa fin est humanisante, alors, on peut à mon avis en passer par des choses un peu limites. La question, finalement, ce n'est pas « qu'est-ce qu'on a le droit de dire ? », mais « où est-ce que je veux aller ? » »

L'humour comme contre-pouvoir

Doit-on dès lors remplacer le « on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui » par un « on peut rire de tout, tant que l'intention est bonne et que tout le monde a les moyens de s'en rendre compte » ? Sans doute, y a-t-il un peu de ça. « On dit que la blague doit toujours être plus forte que le sujet. C'est une bonne formule. Il ne faut pas se priver d'aller quelque part, mais il faut toujours veiller à rester fidèle à ce que l'on veut défendre, quitte à s'astreindre à désamorcer un propos susceptible d'être mal interprété », poursuit Julien Santini.

Et, puisque l'humour est, qu'on le veuille ou non, toujours porteur d'un message, il semble capital de ne jamais le couper du contexte dans lequel il existe. Humoriste depuis de nombreuses années, le Stéphanois Quentin Jaffrès a récemment fait parler de lui grâce à une vidéo le mettant en scène aux côtés de Philippe Ayanian. A l'image, un homme souffrant, face à un médecin qui diagnostique des « zemmouroïdes », avant de dresser l'ordonnance : « c'est viral ces derniers temps, ça s'attrape surtout assis dans le canapé, alors éteignez la télé, levez-vous et sortez de chez vous… » Parmi les symptômes de cette étrange maladie, un salut nazi, que Quentin assume quand bien même certains seraient tentés de s'offusquer : « L'humour politique est une sorte d'exutoire pour celui qui le pratique, comme pour celui qui en est spectateur. L'extrême-droite française est aujourd'hui totalement décomplexée, et avec Zemmour, la surenchère est presque devenue un modèle. Donc je revendique le droit à un humour tout aussi décomplexé… Le second degré nous permet de démontrer le grotesque de la situation. Les politiques, tiennent des propos bien plus graves… Sauf qu'eux sont très sérieux. »

Pouvoir de nuisance

Pour faire rire sans risquer la légitime offense, il s'agirait donc de bien choisir son sujet… Et son message. Revenant sur son passage aux Guignols de l'Info, Mathieu Schalk se souvient d'une période où l'équipe moquait en boucle la championne de tennis Amélie Mauresmo, qui venait alors de révéler publiquement son homosexualité : « Un jour, Pierre Lescure est venu nous voir, non pas pour nous censurer, mais pour nous ramener à la réalité, simplement en nous interrogeant quant au pouvoir de nuisance d'Amélie Mauresmo. Cela m'a beaucoup marqué, et par la suite beaucoup guidé. Je pense qu'il y a suffisamment de gens qui exercent un véritable pouvoir de nuisance pour que l'humour puisse s'abstenir de s'en prendre à des personnes en position de faiblesse, d'autant plus si elles ne font rien de mal ». La justesse par la justice, en somme.


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