Poulet aux prunes

Dans Poulet aux prunes, Marjane Satrapi fait mieux que transformer l’essai de Persépolis : avec son comparse Vincent Paronnaud, ils retranscrivent en prises de vue réelles l’imaginaire débordant de ses bandes dessinées, en gorgeant les images d’humour, d’émotion et de poésie visuelle. Christophe Chabert

C’est l’histoire d’un musicien iranien qui casse son violon et qui décide, désespéré de ne pouvoir retrouver la magie de sa musique avec un autre instrument, de casser sa pipe. Poulet aux prunes ne prend pas de gants pour nous annoncer la nouvelle : à peine l’introduction du film est-elle terminée que l’on connaît déjà le moment du trépas de Nasser-Ali. Ne reste plus qu’à compter les jours qui rapprochent de l’échéance, et les animer de toutes les façons possibles. Retours en arrière, projections hypothétiques sur les différentes manières de passer l’arme à gauche, et même grands bonds dans le temps accompagnant le destin des personnages secondaires… «C’est ce que j’aime au cinéma, commente Marjane Satrapi, co-réalisatrice avec Vincent Paronnaud. Que le personnage meurt au bout de dix minutes, et ensuite, on parle de sa vie pendant une heure vingt.» La narration de Poulet aux prunes est à l’image du débit élégant et élastique de son narrateur Édouard Baer : souple, fluide, libre, échappant à la pesanteur du réel pour se laisser conduire par la simple beauté de l’imaginaire, du rêve et de la poésie.

Lignes brisées

Quand Marjane Satrapi avait adapté Persépolis pour le grand écran, ce genre de contorsions étaient possibles grâce au choix de l’animation. Mais ici, c’est en prises de vues réelles et avec de vrais acteurs (et quels acteurs : Mathieu Amalric, Jamel Debbouze, Maria De Medeiros, Isabella Rossellini !) qu’elle et son camarade de cinéma Vincent Paronnaud doivent donner corps à leurs rêveries. Ils ont donc investi les mythiques studios berlinois de Babelsberg pour donner vie à cet univers, tiré d’une autre bande dessinée de Satrapi. Mais, elle en convient, celle-ci était déjà très cinématographique. «Quand j’ai parlé de cette histoire à mon éditeur, il m’a dit que c’était pour le cinéma. Pourtant, je ne pensais pas du tout au cinéma à ce moment-là. D’ailleurs, mon but n’est pas de tirer des films de mes bédés. J’avais écrit Persépolis, et un ami m’avait proposé d’en faire un film d’animation parce qu’il fondait sa société de production. Mais c’est vrai que Poulet aux prunes était déjà bourré d’hommages au cinéma.» Les hommages dont Satrapi parle sont criants à l’écran : Fritz Lang et l’expressionnisme allemand, les mélodrames en technicolor et, par-dessus tout, Hitchcock. Du maître, Satrapi et Paronnaud ont retenu deux choses : d’abord, le goût du trucage mécanique, de l’effet spécial confectionné sur le plateau. «Avec Vincent, on voulait que tout soit mécanique. Quand je vois un effet spécial en 3D, il me saute littéralement aux yeux. J’adore les films de Powell et Pressburger, ils arrivent à créer un monde qui n’existe pas mais qui a l’air plus vrai que vrai, seulement avec des toiles peintes. Il faut que ce soit ludique, que l’on prenne plaisir à faire les choses sur le plateau. Par exemple, pour le jet de sang, il y avait un type qui pompait derrière Mathieu. Il n’y a que pour la fumée qui s’envole où on a fait appel au numérique. Le dosage s’est fait naturellement : là où on ne pouvait pas faire de trucage mécanique, on devait faire du numérique.»

L’envers du décor

L’autre influence hitchcockienne tient à la structure très subtile du scénario. Le violon cassé, dont on piste pendant tout le film l’origine et l’importance qu’il a prise dans la vie de Nasser-Ali, n’est que le Mac Guffin de l’histoire, le prétexte à visiter une vie d’échecs, de frustrations, d’aigreurs et de mauvais choix. Le film étonne d’abord par ce grand écart entre son esthétique vive, joyeuse, inventive, d’une santé sidérante, et la bile noire et amère qui irrigue l’humeur de son personnage principal, comme si Jean-Pierre Jeunet avait réalisé un remake du Feu follet. Puis tout s’éclaire dans le dernier mouvement, bouleversant, terrible et imprévisible montée mélodramatique. Une scène laissait présager ce grand renversement, ce brusque retour de l’illusion par un tour de passe-passe virtuose qui en fait, contre toute attente, un immense moment de sincérité : celle où Nasser-Ali montre à sa fille les coulisses d’un spectacle de marionnettes. Le rêve est cassé, la déception se lit sur son visage, la magie n’opère plus. On voit alors tout ce que Marjane Satrapi a mis de personnel dans ce beau film téméraire et généreux : « Je trouve ça bien qu’à 41 ans, on me raconte des conneries et que j’y crois encore. Je n’ai pas envie de voir l’envers du décor. »

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