Cannes 2014, jour 2. Girls power.

Bande de filles de Céline Sciamma. Party girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis. White bird in a blizzard de Gregg Araki.

Deuxième jour à Cannes, et déjà l’école buissonnière hors de la compétition. Il faut dire que le jeudi est traditionnellement le jour de l’ouverture des sections parallèles, et comme elles sont assez alléchantes cette année, on peut très bien remettre à plus tard la projection du dernier Mike Leigh (2h30 sur le peintre Turner, c’est vrai qu’en début de festival, c’est sans échauffement).

 

C’est un hasard, mais il est réjouissant : les femmes ont pris le pouvoir dans les trois films vus aujourd’hui, et notamment dans ce qui constitue le premier choc de Cannes, le nouveau film de Céline Sciamma, Bande de filles. Après Naissance des pieuvres et Tomboy, Sciamma confirme qu’elle n’est plus très loin d’être une de nos grandes cinéastes, et ce troisième opus démontre une inéluctable montée en puissance qui n’est pas sans rappeler celle d’un Jacques Audiard. Avec qui elle partage une intelligence du scénario et de la mise en scène, mais surtout l’envie de faire émerger conjointement des héro(ïne)s et des comédien(ne)s qui vont hanter longtemps l’esprit du spectateur, via des trajets de fiction puissants et authentiquement contemporains, au sens où ils interrogent explicitement notre monde et ses recoins sociaux.

C’est très exactement ce que raconte Bande de filles, en suivant le parcours de Meriem, black banlieusarde prise en étau entre son rôle non avoué de chef de famille (la mère travaille, le père n’est pas là, les benjamines poussent) et un frère qui n’intervient que pour la sermonner ou lui flanquer des roustes. Après avoir échoué pour la deuxième fois à entrer en seconde "normale", elle tombe sur trois autres filles à la lisière de la marginalité qui assument fièrement une identité faite de féminité exacerbée — elles sont belles, lookées et sapées — mais aussi une certaine virilité leur permettant d’échapper au machisme ambiant. Elle incorpore la bande et, entre soirées alcoolisées et festives dans une chambre d’hôtel, bastons de rue avec le gang d’en face et glande dans les kebabs et les rues de sa cité, Meriem s’affirme à son tour, se transforme physiquement et gagne un nouveau nom : Vic.

Mais le patriarcat rode, et si on pense un temps que Meriem réussit à gagner l’estime et le respect des mâles lâches et brutaux qui l’entourent, ce n’est qu’un leurre. En pure héroïne, cependant, elle ne cèdera aucun terrain, retournant au combat en véritable guerrière, bravant humiliations et insultes pour conserver cette dignité chèrement acquise.

La mise en scène de Sciamma est au diapason de l’énergie de son héroïne et de ses camarades, osant le lyrisme, la violence et la stylisation, que ce soit lors du match de football américain qui ouvre le film, les séquences de free fight au féminin ou simplement cette façon de filmer les corps et les visages frontalement, avec une charge érotique et émotionnelle incroyables. Impossible de taire ici le nom de la comédienne qui incarne Meriem : Karidja Toure ; elle est simplement renversante de naturel, de force et de beauté — extérieure mais aussi et surtout intérieure — et elle impulse une énergie vitale au film jusqu’à son dernier et sublime plan. Une actrice est née, en même temps qu’un personnage qu’on n’oubliera pas de sitôt.

Bande de filles est aussi une œuvre qui clame d’un bout à l’autre le retour à un nécessaire girl power, c’est-à-dire un vrai féminisme où il ne s’agit pas tant de prendre fait et cause pour les femmes, mais de les remettre au centre de tout, de leur rendre la parole (et quelle parole !) et l’action qu’on voudrait leur confisquer.

 

Deux filles (et un garçon) fraîchement sortis de la FEMIS sont derrière Party girl, leur premier long présenté à la surprise générale en ouverture d’Un certain regard, qui retrouve ici son rôle dé défricheur après plusieurs années à aligner des grands noms recalés en compétition pour sa soirée de Gala (Van Sant, Sofia Coppola, Manoel De Oliveira). Disons-le, pour une première œuvre, la maîtrise est impressionnante, et les trois réalisateurs se sont constitués ici une sacrée carte de visite sur le mode "comment faire de la fiction avec une réalité documentaire". Pas n’importe laquelle : une danseuse de cabaret sexagénaire nommée Angélique, qui vit à la frontière entre l’Allemagne et la France et décide, sur un coup de tête et un gros coup de scénario, de raccrocher les bas pour se mettre à la colle avec Michel, retraité bourru et gentil, trop gentil. Les choses s’accélèrent et Angélique et Michel choisissent de se marier. Ce qui oblige à réunir une famille un peu décomposée : quatre enfants, dont deux sont proches d’Angélique, un autre a "réussi" à Paris et une dernière a été placée dans une famille d’accueil.

Si tous les comédiens jouent ici leur propre rôle, jamais à l’écran on ne voit autre chose que des poussées fictionnelles, des scènes très bien écrites et plutôt bien interprétées — la direction d’acteurs est pour le moins bluffante — dessinant là encore un très beau portrait de femme, dont la marginalité devient rapidement une évidence : on peut être vieille et désirable, avoir eu une vie disloquée et rester profondément équilibrée, laisser sa famille dériver et malgré tout être entourée de torrents d’amour. La forme même du film est un bel écrin pour Angélique : en scope et avec une caméra à l’épaule discrète, les trois cinéastes filment toujours à la bonne distance, mettent du conflit dramatique là où il faut et ne sombrent jamais dans le misérabilisme social.

Sans faute, donc, mais cette perfection a son petit revers : on aimerait parfois que Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis tombent la garde et révèlent le making of de leur film, plutôt que d’en cacher avec virtuosité la fabrication. Qu’est-ce qui, dans cette histoire, relève du vrai et du faux ? Les situations sont-elles entièrement inventées ou sont-elles juste rejouées devant la caméra ? On devrait s’en foutre, mais pas totalement. Car à force de rendre invisible son dispositif, Party girl se teinte d’une nuance de soupçon : soit l’ensemble est totalement fictionnel, à l’exception des personnages, soit on recrée leur vie à l’écran et ils servent de caution d’authenticité au trio, lui évitant dans les deux cas de franchir le pas d’un cinéma documenté mais plus documentaire, où l’effet de réel remplacerait ce réalisme de l’effet.

 

Terminons avec un petit plaisir un peu égoïste : celui d’avoir pu découvrir, au Marché du film, le nouveau film d’un de nos cinéastes préférés, Gregg Araki. On l’attendait dans l’une ou l’autre des sélections, mais son White bird in a blizzard, sans doute trop modeste pour aller se mesurer aux «gros» films de la compétition, devra se contenter de buzzer dans les couloirs du Palais. C’est, il est vrai, un petit film, mais qui poursuit une belle lancée, synthétisant la gravité mélancolique de Mysterious skin et la fantaisie baroque de Kaboom. Et c’est aussi la confirmation d’une grande actrice en devenir : Shailene Woodley. On l’avait laissée dans la SF teenage de Divergente, on la retrouve ici en adolescente libre dans sa tête et dans son corps — très dénudé — s’envoyant en l’air avec le boy next door, traînant avec sa copine black obèse et son pote pédé et, plus embêtant, faisant face à la disparition soudaine et inexpliquée de sa mère — Eva Green, qui réapparaît dans des flashbacks sous influence Douglas Siirk, où elle est d’une renversante cinégénie. Dans les deux cas, Woodley fait des merveilles, contournant les canons hollywoodiens de la beauté pour imposer quelque chose de beaucoup plus précieux : une vitalité et une apparente absence de complexe qui lui permettent de fouiller sans peine les tréfonds de ses personnages. Attention : Jennifer Lawrence a une concurrente très sérieuse au titre d’actrice de l’année !

Le film ne cherche donc pas tant à élucider le mystère qu’à accompagner, deux années durant, cette adolescente qui se retrouve avec un vide existentiel qu’elle tente de combler en allant voir une psy, en élaborant quelques projets d’émancipation et en se rapprochant d’un flic quadra plutôt tranquille niveau mœurs. Cette petite comédie humaine possède une étonnante fraîcheur, même si quelques scènes oniriques rappellent que la douleur n’est jamais très loin, enfouie sous une couche de neige et de glace qui ne demande qu’à fondre lorsque l’occasion se présentera.

On découvrira ainsi que les parents vivaient depuis longtemps dans une indifférence polie, la mère réduite au statut de femme trophée et d’épouse ménagère et le père, de son côté, faisant le grand écart entre son apathie domestique et son charisme au travail. Le twist final, imprévisible, donnera encore une autre dimension à ce couple mal assorti, anti-modèle de l’ado bien décidée à prendre sa vie en main et à voler de ses propres ailes. C’est elle, l’oiseau blanc dans le blizzard, avançant tant bien que mal contre le vent glacé. Girl power, encore et toujours !

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