Éric Caravaca : « Pour être un bon réalisateur il faut être un peu pervers ; je ne le suis pas totalement »

Carré 35
De Eric Caravaca (Fr, 1h07)

Éric Caravaca a entrepris un parcours solitaire pour apaiser une douleur muette qui minait sa famille depuis un demi-siècle. Son documentaire raconte "Carré 35" cette démarche, et lui raconte son cheminement ?

Qu’est-ce qui vous a convaincu de démonter “la vérité” racontée par vos parents ?

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EC : C’est quelque chose qui s’imposait. Au départ, j’avais envie de redonner une existence à une enfant qui, au fond, était presque morte deux fois. Comment la réhabiliter ? Quand j’essayais d’en parler, je sentais que les choses et la parole se fermaient ; je sentais quelque chose de honteux. Et puis aussi, c’était un peu obsessionnel : quand on cache quelque chose à un enfant — même à un grand enfant, il a l’instinct de chercher. J’avais cette envie d’éclaircir, de déshumilier une mémoire, de réhabiliter une enfant.

Et puis, surtout, j’ai commencé à questionner des gens parce qu’une tante — la sœur aînée de ma mère est mort. Puis son mari, ensuite une autre demie-sœur de ma mère qui avait fait un AVC avait perdu la parole. Quand j’ai vu que mon père allait lui aussi y passer, j’y suis allé en me disant si je ne le fais pas maintenant, je ne le ferai jamais.

Comment expliquez-vous que votre mère, qui a elle-même souffert d’un non-dit, en ait reproduit un à son tour ?

EC : Ma mère fait partie d’une époque où la psychanalyse était quelque chose de honteux. Du coup, ce n’est pas une femme qui a été psychanalysée.

Pensez-vous qu’elle prend conscience de cela ?

EC : Non, pas du tout, je ne pense pas. Ou alors c’est caché. Au fond, les choses lui échappent. Elle vit la réalité quand les choses lui échappent, finalement. On a coupé plein de moment, les interviews ont été longues, elle était très tendue au début, je lui faisais boire un peu de bière pour la détendre (sourire) Elle n’a pas vu le film, mais même si elle le voit, elle se cachera encore la réalité.

Lorsque vous avez entrepris ce film, avez-vous dit à vos parent qu’il portait sur votre sœur ou bien qu’il s’agissait d’un récit de la famille ?

EC : Sur un récit de la famille plutôt. Ils se sont vite aperçus que les questions tournaient autour d’elle et je les ai laissés interpréter. Cela dit, j’ai fait un film sur cette enfant ; elle est devenue au fur et à mesure de mes recherches la symbolique du caché, des choses qu’on cache.

Votre frère vous a-t-il soutenu ?

EC : Non… non… Mon frère n’a pas réagi comme moi à toute cette histoire. Lui est passé à côté. Je ne sais pas pourquoi j’ai porté cette histoire ; probablement parce que je portais une certaine forme de culpabilité de ma mère.

À partir de quel âge avez-vous commencé à prendre conscience qu’il y avait “quelque chose” ?

EC : Je n’en sais rien. En fait, probablement assez tôt, mais je ne m’en souviens plus vraiment. C’est ce qui m’a conduit, peut-être, à faire le métier que je fais. Mon métier d’acteur, au début, c’est un rapport avec les morts — les auteurs morts. On reste enfermé dans des salles, dans le noir ; on apprend des textes de gens qui sont décédés et on essaie de faire ressortir une mémoire, un sentiment de l’auteur quand il était en train d’écrire, que ce soit Shakespeare ou Tchekov. On travaille avec des morts. Au finale, je pense que cette enfant qui est ma sœur n’est pas pour rien dans mon choix de carrière et d’aller vers le théâtre et la littérature.

Votre métier a aussi un rapport avec la dissimulation et la vérité…

EC : Oui, mais si je l’ai fait dans mon cas, c’est surtout pour ce rapport avec les morts

Avez-vous suivi une analyse ? Et si oui, l’avez-vous finie ?

EC : On ne finit jamais, hein… J’ai interrompu, je crois que je vais reprendre.

Vous avez réussi à la ramener sur la tombe de votre sœur ? Comment elle l’a vécu ?

EC : Comme son mari (mon père) est décédé, elle s’emmerdait toute seule chez elle ; alors je lui ai dit « allez, on va quelque part », elle était assez contente. À 82 ans, elle marchait très bien, elle faisait de longues journées avec nous. Je l’ai filmée les pieds dans l’eau jusqu’à 9 h du soir où elle avait froid (rires), elle n’a rien dit. Mais à partir du moment où je l’ai laissée à l’aéroport avec quelqu’un de la régie pour la ramener chez elle, la vieille dame est réapparue. Mais là-bas elle était plutôt joyeuse. Je pense qu’elle a enfoui les choses qu’elle ne laisse pas sortir son émotion ; elle est très pudique.

Avez-vous obtenu toutes les réponses aux questions que vous vous posiez ?

EC : Non. J’ai aussi comblé les pièces de puzzle manquantes en recouvrant divers témoignages. Ma mère évite les questions, d’autres auxquelles elle n’a jamais voulu répondre. Pour être un bon réalisateur il faut être un peu pervers ; moi je ne le suis pas totalement. Donc je m’arrête au moment où ça résiste en face. L’identité de ma mère maintenant tourne autour de ce silence ; à tel point que si vous la mettiez devant ce film, elle sortirait en disant : « Oh ben c’est bien ce film » et en évitant complètement le sujet.

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