Antoine Desrosières - Inas Chanti : « Ce film est un grand #MeToo »

À genoux les gars
De Antoine Desrosières (Fr, 1h38) avec Souad Arsane, Inas Chanti...

À genoux les gars / Rencontre à deux voix avec le réalisateur et l’un de ses co-scénaristes et interprètes. Le duo complice ayant façonné À genoux les gars évoque les coulisses d’un film atypique, et ses prochaines ramifications à découvrir, voire à entendre…

Vous revoici après une éclipse exceptionnellement longue : votre précédent long métrage au cinéma, Banqueroute, datait de 2000…

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AD : Ah, ma drôle de carrière… Que dois-je en dire ? Je dois me justifier ? (rires) Je ne me suis jamais perdu, j’ai toujours eu des projets ; simplement, ils ne se montaient pas. Le seul miracle à noter, c’est que j’ai toujours vécu de mon métier sans être obligé d’en faire un autre, et en nourrissant ma famille. Mais les années étaient longues et j’avais l’impression curieuse de mener la vie d’un autre, et non la mienne propre. Ma vie, c’est de faire des films et je voyais les années passer sans faire de films, donc c’était bizarre. Je ne savais pas du tout si j’arriverais à en refaire un jour. Et aujourd’hui, on est là.

Mais vous aviez commencé très jeune : À la belle étoile (1993) est sorti pour vos 22 ans…

AD : Oui, mais ce n’est pas une raison pour arrêter pendant 18 ans ! L’avance que j’avais prise au début, je l’ai perdue. Bon, Oliveira a fait son premier film au temps du muet et à partir de 70 ans, il a fait un film par an avant de mourir à 106 ans. Je n’ai pas fait mon premier film au temps du muet, mais de la pellicule ! Vous imaginez ?

IC : Je n’étais même pas née (rires)

En fait, ce nouveau départ découle de votre travail avec Inas Chanti sur le moyen Haramiste (2014)

AD : Oui, les choses se sont mieux passé quand j’ai travaillé avec Inas et Souad Arsane ; donc je leur dois beaucoup. Mais je les ai beaucoup cherchées, elles ne sont pas tombées du ciel !

IC : Mais s’il n’avait pas autant cherché, il ne nous aurait jamais trouvées.

AD : J’ai fait un casting de 400 filles et de 1500 garçons. Si l’on fait des études statistiques et sociologiques, nous avons pris 1 fille sur 200 et un garçon sur 500. Pourquoi ? Je peux essayer d’y réfléchir…

Davantage que des acteurs, ce sont des personnes ayant la capacité à inventé leur personnage, mais aussi à parler que vous avez sélectionnés…

AD : Oui, c’était un casting d’acteurs et de co-scénaristes. Le niveau d’exigence était très au-dessus de ce que l’on demande d’habitude à des acteurs. En l’occurrence, tous mes essais étaient axés sur leur imagination et leur force de proposition, en testant leur intelligence, leur compréhension et leur analyse des situations. Pas en passant par l’explication mais par de la situation vivante.

C’est une démarche qui tranche avec ce qui est ordinairement demandé…

AD : Tout le monde n’est pas bon pour moi ; et je ne suis pas bon pour tout le monde ! Beaucoup d’acteurs m’envoient des bandes démo, mais ça ne m’intéresse pas de voir ce qu’ils font pour les autres. Je préfère voir comment ils répondent à mes demandes. Le jour où je ferai un casting où ils seront concernés par le profil du personnage, ils viendront et on verra ce qui se passera.

Sinon, je pense que saurais faire des choses normales. Mais si je le faisais, ça ressemblerait à un film normal et je pense qu’il m’amuserait moins.

Inas, comment ressent-on cette liberté d’avoir un personnage à construire : avec appréhension ou impatience ?

IC : Je ne peux pas vraiment répondre à cette question. Haramiste était mon premier film, À genoux les gars mon premier long. Écrire mon personnage (et tous les personnages du film), c’est normal pour moi. Je n’ai pas encore eu affaire à un scénario que je devrais apprendre mot à mot pour ne jouer que mon rôle.

Ici, il y avait à la base un scénario de 100 pages tiré d’un témoignage co-écrit par Antoine et Anne-Sophie Nanki. Ils nous ont donné des situations comme : “tu dois convaincre ta sœur de sortir avec le meilleur ami de ton copain“. Et nous devions improviser pendant une heure, parfois plus ou moins. Antoine et Anne-Sophie filmaient, reprenant ce qui était intelligent et drôle pour le mettre dans le scénario final qui faisait 400 pages — que l’on a tourné en 18 jours. Et à Cannes, lors de la projection, j’ai découvert des scènes dans lesquelles je ne jouais pas, mais sans vraiment les découvrir puisque j’en avais écrit la moitié.

AD : Au moment des répétitions, on développait le scénario. Inas et Souad ont joué tous les personnage en intervertissant : une prise dans un rôle, une prise dans l’autre. Mais aussi les rôles des garçons. L’un d’entre eux n’ayant pas apporté d’idée, son rôle a été entièrement écrit par les filles (et le scénario d’origine) — il n’est donc pas co-scénariste. C’était très facile de travailler avec elles deux ensemble : elles se rendent meilleures mutuellement. Et encore, on en voit beaucoup moins que… dans la série. Car nous allons sortir sur Internet 30 épisodes de 10 minutes du 27 juin jusqu’au mois de décembre.

IC : Il fallait bien faire quelque chose de ces 400 pages…

AD : On en verra 3 fois plus ; ça fera 300 minutes. Et encore, ce n’est que 40% de ce qu’on a tourné : la version complète, elle fait 13h, on en fera quelque chose un jour, mais c’est pas encore prévu. J’ai envie d’en faire 6 tranches de 2h à la radio, entre 2 et 4 du matin. C’est un fantasme.

Vous donnez d’une banlieue une vision dégagée des clichés. Était-ce dans votre intention ?

AD : Je ne vois pas la banlieue comme un monde à part. J’ai l’impression que l’histoire racontée peut arriver dans tous les milieux, à tous les âges. D’une certaines façon, je n’ai pas besoin de faire exister la banlieue puisque je me contente de faire exister cette histoire avec ces personnages.

Le regard est plus sur la société en général. Dans Haramiste, j’ai travaillé sur le lien entre interdit culturel, religieux en particulier, et sa conséquence : la frustration. Et dans ce film-ci, c’est plutôt le lien entre frustration et violence. Les deux forment un diptyque, un lien entre interdit et violence en rêvant d’un monde où il y aurait moins d’interdit et de violence. C’est peut-être en cela qu’il y a quelque chose que l’on peut qualifier de regard sociologique qui organise la société, ce rapport aux interdits, cette façon dont la violence existe.

En prenant le problème par ces deux extrémités, on fait un lien de cause à effet entre ces deux extrémités qui me semble pas suffisamment pas étudié. La violence c’est mal, mais il ne suffit pas d’être moins violent pour qu’il n’y ait plus de violence. Il faut aller plus loin. L’origine de la violence vient de l’encadrement sociétal dans lequel la sexualité, quand elle est consentie heureuse partagée, consensuelle, reste quand même largement culpabilisée. Ce n’est que dans un cadre très restreint qu’elle ne l’est pas : le mariage monogame. Je ne vois pas une religion qui ne réprouve pas la sexualité hors mariage monogame — c’est un point commun à toutes les religions.

Quelle a été votre limite de crudité verbale ou de monstration ?

AD : Très clairement, la pudeur des acteurs ou des actrices : je n’ai jamais voulu mettre le couteau sous la gorge de personne. Je sais que des cinéastes travaillent dans la souffrance, grand bien leur fasse. Moi, je n’ai peut-être pas les couilles de faire ça, je préfère que tout le monde s’aime bien. Je ne rentre jamais dans un rapport de force avec qui que soit pour obtenir quelque chose qu’on ne voudrait pas me donner.

Donc, le niveau de crudité de la représentation est lié au niveau de pudeur des acteurs. Par exemple, du côté des garçons, l’un d’entre eux ne voulait pas montrer ses mollets. On a fait venir une doublure de Paris alors qu’on tournait à Strasbourg — le nom de la doublure est aussi gros que celui de l’acteur au générique car à mon sens il avait autant de mérite. En revanche, on en avait un autre qui n’avait pas de problème à montrer quoi que soit de son anatomie.

IC : C’était plus que ça, il en était très content (rires)

AD : La question s’est posée pour le personnage joué par Souad dans le dernier plan du film. Sans trop spoilier, on a dû inventer dans la mise en scène une solution pour s’ajuster au niveau de pudeur de l’actrice. En l’occurrence, ça fait quelque chose de bien et on en est heureux. Et puis il y a eu un parti-pris, qui est celui du film : le moment où l’on en montre le plus, ce sera avec un personnage où le sexe sera heureux. On ne le montre pas quand il est violent ou malheureux. Je n’avais pas spécialement envie de montrer de manière crue les choses violentes ou désagréables. D’ailleurs, c’est un film sur un chantage à la sextape, mais on ne voit jamais ladite sextape — désolé pour ceux qui auraient eu envie de la voir. Il n’y avait pas besoin de la montrer.

Comment avez-vous sélectionné les lieux, qui sont principalement des lieux d’intimité, de solitude, de passage voire de nudité (cages d’escalier, parking, piscine etc.)

AD : On a tourné à Strasbourg intra muros, sauf la piscine qui est à 20km. En faisant les repérages, j’ai trouvé tout ce que je cherchais en étant enthousiaste. Par exemple le parking, il avait le bon goût d’être coloré, alors qu’on se fait des idées un peu gris-béton de ces lieux. Je savais que j’aurais une grande scène de 10 minutes dedans, et je ne voulais pas des murs gris.

Comme chez Gaspar Noé ?

AD : Alors c’est encore autre chose, c’est un couloir très éclairé. Cela dit, la scène a à voir avec celle d’Irréversible, c’est intéressant de faire le parallèle : c’est une scène de viol. Sauf que chez Gaspar ça ne parle pas et voit tout (à peu près), tandis que chez nous on ne voit rien et ça ne fait que parler. Donc c’est l’inverse. Mais chacun fait ses films et je ne juge pas les films des autres en disant cela. Il y a un lien entre ces deux scènes choquantes, mais différemment.

Il est frappant de voir à quel point les personnages peuvent tenir des propos d’une grande maturité et se montrer d’une parfaite ingénuité dans leur vie sentimentale…

IC : Il n’y connaissent rien, en vrai. Rim et Majid n’ont jamais rien fait ; Yasmina c’est sa première fois. Ils parlent avec une certaine assurance parce qu’ils ont l’impression de connaitre les choses, ils en ont entendu parler, mais le fait est que lorsqu’il faut passer à l’acte, c’est un peu plus délicat. C’est normal.

Le plus important pour moi, c’est que Yasmina ne se rend pas compte qu’elle est en train de se faire manipuler et surtout qu’elle s’est fait violer. Et surtout que ce n’est pas de sa faute. Il y a tellement de femmes qui se retrouvent dans cette situation qui n’en parlent pas parce qu’elles ont justement l’impression que c’est de leur faute ou, pire, que c’est pas grave. Si j’accompagne le film, c’est pour dire à ces jeunes filles qui effectivement, elles ont accepté, mais que leur consentement n’était pas un consentement. Et qu’elles ont les victimes.

AD : Il y a un problème de communication, de transmission, d’éducation lié à un tabou : on ne parle pas assez des choses. On voit bien que les deux sœurs ne se parlent pas entre elles alors qu’elles ont l’air si proches. Si elles se parlaient mieux entre elles, le drame qu’on raconte n’auraient pas lieu. Ce tabou construit le drame et le malheur ; l’objet du film est d’arriver à lever le tabou. Y compris sur les jeunes spectateurs. C’est pour cela que l’on veut vraiment l’accompagner auprès d’eux. On fait un travail en direction des profs pour qu’ils se servent du film comme d’un outil de prévention sur la question du consentement et libérer la parole des jeunes.

Notre histoire est tristement banale, elle arrive partout, tout le temps, elle est dans le non-dit. Alors il y a un peu qui émerge, mais beaucoup pas. Si les conditions du dialogue pouvaient être établies en classe où il y a des espaces pour cela — l’éducation sexuelle, où jamais rien se ne dit. Pas forcément instantané, comme tout ce qu’on apprend à l’école. Ce n’est pas sur l’instant qu’on le comprend.

Après une première interdiction aux moins de 16 ans par la commission de classification, vous avez fait appel et avez obtenu gain de cause…

AD : On en est aux moins de 12 ans avec avertissement, ce qui est raisonnable puisqu’on considère que le film est visible à partir de la puberté, c’est-à-dire au moment où la question se pose. Avant, ça n’a pas de sens. Après, ne nous faisons pas d’illusion : les gamins sont baignés dans ces questions.

IC : Il n’y a même plus d’autre question que ça…

AD : Le 16 ans était un empêchement au film de faire son travail, ce pourquoi il avait été fait. On pense qu’il est montrable à partir de la 4e-3e ; 13, 14 ans. La sagesse a repris le dessus. Le film a engendré un malentendu et sa singularité peut susciter des réactions décalées. Mais la réflexion, le bon sens, le contexte, le fait que beaucoup de gens sensés incarnant une ligne pédagogique constructive l’aient compris l’ont aidés lors de son deuxième passage en commission, après sa sélection cannoise. On ne savait pas s’il serait reçu comme un brûlot provocateur ou comme un témoignage — ce qu’il est : un grand #MeToo. Il est issu un témoignage et il raconte presque à la première personne l’histoire vraie d’un abus dont est victime l’héroïne. C’est une prise de parole par un personnage féminin témoignant de son drame.

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