"Tenet" : Au temps pour lui

Attendu comme le Messie, le nouveau Nolan peut exploser le box-office si les spectateurs consentent à voir plusieurs fois ce "Mission : Impossible" surnaturel pour être sûr de bien le comprendre. Il y aura donc un avant et après Tenet. Encore que…

Agent travaillant pour une organisation gouvernementale, Tenet est chargé d’enquêter sur un trafic de matériaux aux propriétés physiques insolites puisqu’ils inversent le cours du temps. Derrière tout cela se cache un mafieux russe cruel, Sator, doté d’une belle femme malheureuse…

Quand un concept surpasse la chair de l’intrigue… Nolan nous a habitués à manipuler — et de façon osée — les deux composantes “deleuziennes“ du cinéma : l’image-temps et l’image-mouvement. À modeler la texture de la première pour qu’elle accueille la seconde. Une démarche aussi productive qu’inventive entamée avec Inception, poursuivie avec Interstellar et étrangement Dunkerque (où le montage approfondissait différemment l’intrication d’espaces temporels disjoints et cependant parallèles). Tenet suit logiquement cette ligne, aussi sûrement qu’une obsession proustienne pour le temps perdu, avec donc ce qu’elle comporte de désespoir. Si les problématiques sont excitantes — irradier des objets ou des personnes pour qu’ils aillent à rebours du temps —, la mise en œuvre et surtout la justification tiennent du pensum : on se sent un peu comme l’invité d’honneur du dîner de cons d’un congrès scientifique tentant de suivre un galimatias évident pour tous les autres convives.

Sauf que ce charabia masque des personnages aux aspirations un peu sommaires. Ainsi, le méchant est trrrrrès méchant avec l’accent russe et se prend pour Dieu en imitant Dennis Hopper (sérieux, Nolan ?) ; sa femme ne pense qu’à son fils mais le dit plus qu’elle ne donne des gages de son amour pour lui. Quant au héros du titre, son statut de “protagoniste principal“ lui est disputé jusqu’à la fin mais cette quête, qui n’est pas sans rappeler celle du Giuseppe Bergman de Manara à la recherche de “l’aventure“ (et donc d’une stature de héros) n’est pas inintéressante. Très incertaine et embrouillée s’avère la construction globale, dont la prévisibilité palindromique — rappelant la dimension symétrique d’Interstellar — s’impose hélas dès le premier corps à corps.

Tenet repose, c’est obvie, sur un script d’une grande complexité et l’on fait crédit au minutieux Nolan d’avoir vérifié toutes les configurations qu’il présente afin que ses méta-paradoxes ne puissent être pris en défaut. Mais quelle confusion ! Quelle illisibilité ! Ses films précédents, tout autant enchevêtrés, mettant à mal la linéarité sans sacrifier le spectaculaire, ne souffraient pas d’une telle discordance. Et surtout, ne semblaient pas creuser un tel écart entre d’un côté les gens dans l’écran qui suivent l’histoire sans en pâtir, de l’autre ceux dans la salle qui s’y raccrochent. En outre, là où Inception ménageait une incertitude captivante finale, Tenet avec sa fin ouverte ne laisse aucune place au doute en annonçant les grandes lignes de son (futur) scénario préécrit : la séquelle sera une préquelle — et réciproquement.

Time is Money…

… « Par ailleurs, le cinéma une industrie ». Et il lui faut, surtout en ce moment, de quoi satisfaire ses créanciers autant que ses débiteurs. Du fait de la défection de Mulan — blockbuster plus consensuel mais piteusement parti la plateforme SVOD maison de Disney — Tenet endosse malgré lui la défroque du chevalier blanc, potentiel sauveur estival des salles de cinéma en déroute. Une responsabilité aussi lourde qu’inexacte : depuis le 22 juin en France, des films d’une variété et d’une quantité folles ont été montrés sur les écrans ; le public n’a pas suivi parce qu’il a peur des espaces clos (pour une petite partie), perdu sa capacité de curiosité (pour une plus grande), attend les injonctions publicitaires (pour la majorité). Le risque est que l’expérience Tenet, parce ce qu’elle stimule davantage le cortex que le cerveau reptilien, n’emporte pas une adhésion franche, en dépit de ses têtes d’affiche — malgré une distribution de prestige, Le Prestige (2006) avait connu un accueil en demi-teinte. En d’autres circonstances, cela passerait comme une lettre à la Royal Mail ; là, étant donné l’effet locomotive qu’on veut bien prêter à ce film, il faudra s’interroger.

Mais n’anticipons pas en jouant pas les Cassandre avec un film dont le propos est d’empêcher que le futur corrige le présent ! En cela, il constitue un très intéressant contrepoint à Effacer l’historique de Kervern & Delépine. Rien n’aurait d’ailleurs prédisposé ces deux œuvres si violemment opposées de se trouver face à face le même jour ; rien, à part la pandémie de la Covid-19 qui, de modifications en modifications de date, les a contraintes à se caler simultanément au 26 août 2020. Un rapprochement dans un même “moment“ qui nous interroge différemment sur la notion de causalité(s) et de conséquence(s), dans le même vertige : il n’y a pas de geste anodin et tout acte entraîne un chapelet de résultantes irréversibles. À remâcher dans la vie quotidienne, quand on se plaint du prix des fruits, de la canicule. Ou qu’on veut essayer le steak de pangolin.

De Christopher Nolan (É.-U., 2h30) avec John David Washington, Robert Pattinson, Elizabeth Debicki…

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