“Benedetta” de Paul Verhoeven : La chair et le sang

Cannes 2021 / Exaltée par sa foi et la découverte de la chair, une nonne exerce une emprise perverse sur ses contemporains grâce à la séduction et au verbe. Verhoeven signe nouveau portrait de femme forte, dans la lignée de Basic Instinct et Showgirls, en des temps encore moins favorables à l’émancipation féminine. Quand Viridiana rencontre Le Nom de la Rose…

Italie, début du XVIIe siècle. Encore enfant, Benedetta Carlini entre au monastère des Théatines de Pescia où elle grandit dans la dévotion de la Vierge. Devenue abbesse, des visions mystiques de Jésus l’assaillent et elle découvre le plaisir avec une troublante novice, sœur Bartolomea. Son statut change lorsqu’elle présente à la suite d’une nuit de délires les stigmates du Christ et prétend que le Messie parle par sa voix. Trucages blasphématoires ou miracle ? Alors que la peste menace le pays, la présence d’une potentielle sainte fait les affaires des uns, autant qu’elle en défrise d’autres…

Les anges du péché

Entretenue depuis son enfance dans un culte dévot de la Vierge, conditionnée à adorer des divinités immatérielles omnipotentes, coupée du monde réel, interdite et culpabilisée lorsqu’il s’agit d’envisager les sensations terrestres, Benedetta vit de surcroît dans un monde de fantasmes et de pensées magiques, où chaque événement peut être interprété comme un signe du ciel — ce que la superstition ambiante ne vient surtout pas démentir. Prisonnière d’une communauté rigide soumise à la double hiérarchie du monastère et de l’Église, enfermée dans sa routine, son costume sacerdotal, la ville ; reléguée enfin au rang subalterne de femme, la très intelligente Benedetta trouve là un moyen de s’absoudre de tous les carcans et d’inverser la pyramide du commandement en se réclamant d’essence sainte.

Verhoeven a l’habilité de ne pas faire de son personnage une manipulatrice “conscientisant“ ses actes : ourdir de tels desseins serait anachronique ; au contraire entretient-il le doute en présentant son personnage déboussolée par des hallucinations, des cauchemars enfiévrés ou des visions mystiques mêlant pulsions érotiques et violentes — on n’est pas loin de Buñuel, de Pasolini, dans ces séquences gore où Benedetta fantasme Jesus en preux paladin la sauvant d’agressions sanglantes dans des saynètes oscillant entre le pastoral et l’horrifique des contes enfantins. Manifestations de l’inconscient malaxant ses désirs refoulés et ses pulsions, les transes extatiques qui suivent ces visions la laissent dans un état proche de celui de Sainte-Thérèse dans sa représentation par Le Bernin — où la jouissance mystique selon Lacan le dispute à la jouissance sexuelle. Est-ce vraiment un hasard que l’on se situe sur cette frontière ?

Cachez cette sainte…

Annoncé dès son tournage comme “sulfureux“ du fait de la réputation de son auteur, conspué avant même la première projection (au nom du principe de précaution ?) par des croyants zélés “blessés dans leur foi“, Benedetta n’a pourtant rien ni d’un brûlot impie gratuitement anticlérical ni d’un soft-core reluquant des nonnes s’adonnant au tribadisme. Cinéaste épris de paradoxes, Verhoeven ne vise pas le scandale en touchant à des sujets sensibles — même s’il tient ici un combo parfait religion + homosexualité féminine ; ne manque que la question de la couleur de peau pour être totalement clivant dans l’espace contemporain —, mais offre des interprétations (et donc des représentations) décalées par rapport aux doxas. Son approche des faits, puisqu’il s’agit en l’occurrence d’événements avérés, interpelle surtout pour sa scrupuleuse mesure et son refus de toute obscénité. Verhoeven refuse d’ailleurs la complaisance de la torture (les cris sont couverts par la musique) ou des scènes de sexe… d’autant plus efficaces qu’elles sont suggérées. On lui pardonne presque la cosmétique des corps et la plastique parfaite de ces sœurs semblant sortir d’un salon de beauté.

Si la subversion n’est pas où l’on attend, elle occupe cependant l’axe vertébral du film : une question éternellement contemporaine, renvoyant au degré de servitude que chacun (et surtout chacune) est près à tolérer pour jouir d’une plus grande liberté individuelle ; mais aussi à la part de mensonge acceptable pour préserver l’ordre social. Ainsi une femme dispose-t-elle de plus de latitude dans un couvent du XVIIe que dans le monde laïc, où elle risque d’être battue et/ou violée par sa famille ; ainsi un ecclésiastique est-il prêt par ambition personnelle à valider sans preuves un miracle…

Engagé en 2018, à une période où l’hypothèse d’une pandémie n’était réelle que dans l’esprit de scientifiques clairvoyants, la peste de Benedetta résonne enfin étrangement avec notre Covid : même effroi devant la contamination, même instinct grégaire autour prophètes auto-proclamés. À bien des égards, nous sommes encore à une période obscurantiste…

★★★☆☆ Benedetta de Paul Verhoeven (Fr., int.-12 ans, 2h06) avec Charlotte Rampling, Virginie Efira, Hervé Pierre…

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