Fluxus, l'art c'est la vie

Fiat flux : la nébuleuse Fluxus, 1962-1978

Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne Métropole

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

En plusieurs salles thématiques et quelque 200 œuvres, le Musée d’Art Moderne nous replonge dans le bain agité de la nébuleuse artistique Fluxus (1962-1978). Un regard sur le passé vivifiant ! Jean-Emmanuel Denave

Même scrupuleusement rangées dans des vitrines, même rationnellement accrochées par thématiques ou par ordre chronologique, les œuvres Fluxus ont toujours quelque chose d’un vaste bric-à-brac, voire, passez-nous l’expression, d’un joyeux bordel ! Impression peu étonnante pour une nébuleuse d’artistes qui le mit franchement sur la scène des années 1960-70, en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis. On n’avait pas vu pareil remue-ménage depuis Dada, mouvement dont se réclame d’ailleurs directement Fluxus (avec Marcel Duchamp et John Cage). En 1962 à Wiesbaden en Allemagne, Nam June Paik plonge son visage, ses mains et sa cravate dans un grand récipient rempli d’encre et de jus de tomate, puis s’essuie sur toute la longueur d’une bande de papier (Zen for Head, sur une « partition » de La Monte Young)… Il ouvre, ce jour-là, grand la porte aux « actions » et performances Fluxus les plus délirantes, aux concerts en smokings les plus bruitistes ou déglingués… Présentés dans des théâtres, des musées, dans la rue ou dans la neige, à Tokyo, à New York ou à Nice. Fluxus n’est pas un mouvement bien délimité à proprement parler (comme le Surréalisme a pu l’être avec ses manifestes et ses exclusions fameuses), mais une nébuleuse artistique, un état d’esprit, une philosophie de vie autant que de création. Philosophie qui pourrait se résumer à la phrase aussi simple que géniale de Robert Filliou (1926-1987) : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

A la masse

L’artiste et galeriste George Maciunas (1931-1978) est considéré généralement comme le chef de file de Fluxus, terme inventé en 1961 pour le projet d’une revue. Il en est en tout cas l’un des personnages centraux, l’énergique organisateur de concerts et de festivals Fluxus, l’ingénieux initiateur d’une multitude hétéroclite de publications, et de nouveaux modes de distribution artistique à travers de drôles de boutiques (« La Cédille » de Ben par exemple), des ventes par correspondance et de petites boîtes d’œuvres Fluxus… « Chacun de nous avait ses idées sur ce qu’était Fluxus, et c’est tant mieux… Pour moi, Fluxus fut un groupe où des gens se côtoyèrent et s’intéressèrent aux œuvres et à la personnalité des uns et des autres » dira George Brecht, autre membre emblématique de la mouvance. Fluxus est donc un échange permanent, un « mouvement » perpétuel, un fleuve où l’on ne se baigne jamais deux fois de même manière. Et aussi une masse artistique cognant dur contre les frontières entre l’art et la vie, l’œuvre et l’objet trivial, le créateur et le spectateur… Il est dès lors plus que délicat de mettre « sous cloche » et d’exposer dans un musée des artistes qui, justement, voulurent en sortir et briser ses murs symboliques. Lorand Hegyi (directeur du MAM) n’est pas Tom Cruise et a conscience de cet aspect « mission impossible ». Ni exhaustivité ni reconstruction historique totale, prévient-il en présentant l’exposition « Fiat Flux », mais « un regard ouvert sur Fluxus à travers les collections importantes du Musée de Saint-Etienne et deux grandes collections privées rassemblant des œuvres de Nam June Paik et de Wolf Vostell ».

A coups de marteaux

Les trois salles consacrées à ces deux artistes s’avèrent être les plus impressionnantes de l’exposition, d’un point de vue sensible et plastique. Dans le grand espace central du MAM, l’accrochage Wolf Vostell (1932-1998) propose un concert pour marteaux et portières de voiture (Fandango, 1975), ainsi qu’un grand nombre d’œuvre multi-médiums saisissantes, et tout à la fois politiques, érotiques, historiques… L’artiste allemand, engagé et enragé, a toujours eu une conscience aigüe du passé nazi de sa patrie, tout en poussant les expérimentations picturales et les performances physiques à leurs limites. En 1970, il se proposait même de mettre à bas une vache, avant d’être censuré par la police ! Plus marqué par la philosophie Zen, Name June Paik (1932-2006) s’est adonné lui aussi à de singulières performances et est connu du grand public comme l’un des initiateurs de l’art vidéo. Le MAM se permet un petit écart chronologique en présentant des installations et des assemblages datant des années 1990 : des robots drolatiques faits d’objets les plus incongrus (de fers à repasser à de vieux appareils photographiques en passant par des postes radio antédiluviens), un grand autel bouddhiste composé d’écrans et de vieux postes diffusant des images TV, un grand cœur amoureux peint selon les bandes de couleurs d’une mire de télévision…


Acoustiques

Mais Nam June Paik, qui fit une thèse sur Arnold Schoenberg et côtoya Karlheinz Stockhausen et John Cage, s’intéressait encore tout particulièrement à la musique, présente dans ses multiples et épiques performances (il ira jusqu’à renverser un piano sur le public). Et Lorand Hegyi a raison de rappeler combien fût importante, pour Fluxus en général, la musique, à laquelle d’ailleurs une grande salle est consacrée. Les performances de Fluxus s’appelaient des « concerts », les « Event » de George Brecht se proposaient comme des partitions à interpréter librement, John Cage (compositeur américain qui créa à partir du hasard, de la philosophie Zen, l’abolition du concept d’auteur ou de qualité, le silence aussi) influença de nombreux artistes Fluxus… L’exposition propose ailleurs d’autres thématiques clefs afin de cheminer, humer l’atmosphère libertaire débridée de Fluxus : les jeux Fluxus, les boutiques Fluxus, le rapport de Fluxus à l’histoire et à l’art, les films Fluxus… Bien sûr, Fluxus, dans un musée, est réduit à l’état d’archives, de traces, de témoignages. Mais la nébuleuse fut tellement vivante, inventive et humoristique, qu’on en ressent encore les soubresauts à travers les vitrines. Fluxus ne demande à ceux qui s’y intéressent que de s’en emparer et de le réinventer ! 
« Fiat Flux », la nébuleuse Fluxus 1962-1978 jusqu’au 27 janvier au Musée d’art moderne. Catalogue aux éditions Silvana Editoriale, 288 p., 28 €. (un petit catalogue intéressant quant à son contenu et richement illustré, mais où l’on trouve aussi de vilaines coquilles et fautes d’orthographe !)
A ne pas manquer aussi : la journée Jonas Mekas jeudi 29 novembre et le Colloque Fluxus les 23 et 24 janvier au MAM

Fluxus en quelques repères bien désordonnés

Deux dates :
1962, premier festival Fluxus à Wiesbaden en Allemagne. 1978, année de disparition de George Maciunas.

Une citation :
Wolf Vostell en 1972 “Duchamp has qualified the object into art. I have qualified life into art” (que nous traduirons approximativement par : Duchamp a donné à l’objet le statut d’œuvre d’art. J’ai donné à la vie le statut d’œuvre d’art). Cette citation analogue à celle de Robert Filliou (citée dans notre chronique) aura quelque écho dix ans plus tard dans l’œuvre du philosophe Michel Foucault qui développa l’idée de faire de son existence une œuvre d’art.

Trois grandes figures tutélaires :
Les Dadaïstes, Marcel Duchamp et John Cage

Des performances d’anthologie :
En 1964, Yoko Ono invite le public à découper aux ciseaux un morceau de ses vêtements. La même année, Shigeko Kubota dépassait l’Action painting de Jackson Pollock avec son « Vagina Painting » et un pinceau fixé à sa culotte. Après sa « Young Penis Symphonie » en 1962 (où dix jeunes hommes passèrent leur pénis à travers une immense feuille de papier dressée en front de scène), Nam June Paik collabora beaucoup avec la musicienne d’avant-garde Charlotte Moorman. Ils interprétèrent notamment une pièce de Cage au Café Gogo à New York en 1965, Moorman tenant Paik comme un violoncelle et jouant sur une corde tendue sur son dos nu.

Postérité :
La postérité de Fluxus invite sans doute chacun (artiste ou non) à s’emparer de l’esprit Fluxus à sa façon. Avis aux amateurs !

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