La lutte des places

Rencontre avec Rabah Ameur-Zaïmeche, réalisateur exalté et généreux de Dernier Maquis. Propos recueillis par François Cau


Petit Bulletin : Est-ce que les grands espaces de Bled Number One vous ont donné envie de vous consacrer cette fois-ci à un semi huis clos ?
Rabah Ameur-Zaïmeche : Pour ce film, c'est le décor qui a imposé notre manière de faire, et globalement, qui a imposé toutes les caractéristiques de Dernier Maquis. On avait découvert cet endroit il y a une dizaine d'années, et tout de suite, j'ai senti que c'était un décor de cinéma, un moyen de faire quelque chose de conséquent sur un univers industriel obsolète, en déliquescence. C'est un vrai paysage cinématographique, rarement exploité à l'écran, qui sent le travail, la sueur, la souffrance et la douleur des travailleurs. La scène d'intro, qui fait découvrir cet univers, est très impressionnante…
En même temps, ce n'est pas grand chose, c'est juste une caméra qu'on a monté sur une colline avoisinante et qui tape une plongée dans ce rouge envahissant. On y voit la petitesse des travailleurs, qui sont insignifiants devant les rapports de production. Mais ce rouge parle, permet de sortir de la torpeur, nous dit finalement que c'est beau, qu'il y a de la vie, qu'on peut y faire quelque chose, s'y battre, s'y épanouir, contester. Dans tous les espaces urbains, il y a toujours un lieu qui permet de se ressourcer, et de croire que la résistance est possible. Parce que nous vivons dans un monde d'oppression ; en permanence, on essaie de le déguiser, de nous faire passer la pilule… Aujourd'hui, on nous fait croire qu'on est des brebis, des moutons, mais non putain, on est des loups, des loups féroces, il ne faut pas l'oublier. Comment avez-vous choisi les comédiens du film ?
Ce sont les travailleurs des entreprises de réparation de palettes à qui on a demandé de jouer leur propre rôle. Quand on est arrivé sur place, on avait un impératif de temps, on se disait que les palettes risquaient de partir dans les prochains jours, qu'il valait mieux se précipiter, et en même temps, on savait qu'on allait découvrir nos personnages là-bas. On avait cette certitude mais sans aucune garantie – et on a été verni ! Déjà, les employés étaient tous de confession musulmane, ce qui colle avec l'histoire, et dans le scénario, on avait besoin d'un Imam, il y en avait un parmi les travailleurs, pour le Muezzin pareil… C'était magnifique comme rencontres, le hasard a été très bienveillant avec nous. Au départ, ils nous ont pris pour des cinglés, puis ils ont commencé à s'intéresser, attisés par la curiosité naturelle. Le temps de tournage a été suffisant pour installer la confiance ?
Oui, on a tourné en six semaines, pendant la période du Ramadan. D'abord, chacun mangeait de son côté puis, petit à petit, on s'est rassemblé comme un peuple, on a inventé un peuple. Pour faire ça, il faut que tout le monde puisse être identifié dans sa fonction, dans sa classe, et après tu peux dépasser toutes les limites de l'identité. C'est ce qu'on a pu faire, dans un lieu improbable que tu ne pourrais pas localiser, avec ce peuple qui devient les catacombes de notre système colonialiste qui perdure toujours. On sent un script très rigoureux, et en même temps une grande liberté dans les dialogues…
Il nous faut à la base un scénario super bien écrit et détaillé, pour solliciter le soutien des institutions, ou pour établir un plan de travail. Mais pour nous, c'est un début, une rampe de lancement. Une fois qu'on l'a bien incorporé, c'est à nous de nous adapter aux conditions de tournage. Les dialogues sont des idées avant tout, après on laisse les acteurs complètement libres – je suis le premier à m'en débarrasser, ça donne de la vie, du mouvement, cette manière de s'ajuster à la réalité est trépidante, je préfère ça que d'ajuster la réalité à mes caprices. C'est une méthode de travail qui peut sembler particulière, en tout cas c'est la plus percutante, elle a permis de faire du cinéma un art majeur. Un art majeur, ça veut dire que ce n'est pas seulement pour nous divertir, mais pour se poser des questions spectaculaires, avec l'idée que le cinéma peut porter la collectivité et peut l'aider à appréhender des sujets politiques contemporains.


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