A most violent year

J. C. Chandor explore à nouveau les flux du capitalisme américain en montrant l'ascension d'un "self-made-man" dans le New York violent et corrompu de 1981. Un thriller glacial, élégant et cérébral qui confirme son auteur comme la révélation américaine des années 2010. Christophe Chabert


La chute d'une banque et de ses employés lors de la crise financière de 2008 ; un marin solitaire en perdition sur l'océan ; un entrepreneur cherchant à faire fructifier son business malgré une violence omniprésente et la pression des juges et de ses concurrents. Quoi de commun entre Margin call, All is lost et A most violent year, les trois premiers films (en trois ans !) de J. C. Chandor ? Une affaire de flux et de cap, de tempêtes et d'éthique, de systèmes déréglés et d'humanité en péril.

Abel Morales, le protagoniste de A most violent year, aime les lignes droites. On le découvre longeant les quais de New York pour son footing quotidien, dans un travelling latéral qui vaut résumé de son caractère – il ne cessera de le répéter : toute sa vie, il a suivi « le droit chemin ». Cet entrepreneur ambitieux, qui a fait de la distribution du pétrole son fonds de commerce, est sur le point de gravir un échelon en rachetant des entrepôts au bord de l'Hudson à une famille de juifs traditionalistes. "Self-made-man" et fier de l'être, il vit avec sa femme Anna, qui est à la fois sa comptable, sa conseillère et la source de l'empire qu'il entend construire. Car Anna vient d'une famille mafieuse, et c'est cette engeance-là qui a permis à Abel de monter son capital de départ.

Qu'importe à vrai dire, puisque ces racines pourries ont laissé croître un arbre qu'Abel pense sain et conforme à son rêve américain. Aussi, quand la justice commence à lui reprocher des détournements de fonds, il pense à une cabale contre lui, un mauvais coup de ses concurrents. D'autant plus qu'en cette année 1981, l'année la plus violente que New York ait jamais connue, une vilaine mode se développe dans les rues : voler les camions remplis de fioul, dans des opérations armées visiblement bien organisées. Par qui et pourquoi ?

Sauve qui peut (l'argent)

La stimulante complexité des enjeux, des personnages et de la trame romanesque écrits par Chandor révèle une très limpide continuité entre A most violent year et ses films précédents. L'incident déclencheur – le vol du camion et le tabassage de son chauffeur – fait figure de trou dans la coque du navire édifié par Abel et le pousse à sortir de sa neutralité afin de rétablir un ordre propice à ses affaires, comme il poussait le marin Redford à colmater la brèche de son voilier pour survivre et les banquiers de Margin call à sacrifier leurs employés pour préserver une économie en plein naufrage. Dans tous les cas, c'est bien le système libéral et capitaliste qui, dans sa version schématique ou monstrueuse, provoque son propre dérèglement : la loi de l'offre et de la demande envers l'or noir ici, les flux de marchandises en transit sur l'océan dans All is lost, la logique des subprimes dans Margin call. Et la réponse consiste en un sauve qui peut où il s'agit tantôt de se préserver soi-même, tantôt de garantir la survie du système.

Abel Morales pense que ses valeurs, son éthique et son respect de la loi seront les plus forts face aux tentatives de déstabilisations qu'il subit. Mais le ver est dans le fruit depuis longtemps, et malgré ses efforts pour ne jamais céder ni aux intimidations, ni à la gangrène de la violence qui l'entoure, il ne pourra que constater le chaos semé par son entreprise. Derrière le couple glamour Abel / Anna (et ses deux formidables interprètes, Oscar Isaac, dans un registre pacinien, et Jessica Chastain, révélant une cruauté glaciale qu'on ne lui soupçonnait pas), c'est l'union entre un Othello et une Lady Macbeth que raconte Chandor.

Cette dimension shakespearienne fait évidemment le lien avec deux fameux cinéastes américains : Coppola et James Gray. Chandor possède, comme eux, ce goût de la modernité hollywoodienne, héritière par son élégance et son ambition des grands récits classiques, mais refusant le manichéisme et le schématisme de l'âge d'or pour une plus inconfortable réflexion sur l'ambiguïté et la relativité morale.

Businessmen / gangsters, même combat

À plusieurs reprises, Chandor filme ainsi ses businessmen comme des gangsters, rattachant son film à des mythologies contemporaines bien connues, celles du Parrain ou des Affranchis notamment. Mais cette comparaison est parfaitement réversible, les mythologies en question n'étant que des travestissements des méthodes libérales dans une économie parallèle. Toute la question de A most violent year reste de savoir jusqu'à quel point tout ces codes ne relèvent pas de la convention pure et simple et comment la loi, elle-même pas exempte de paradoxes (l'ironie finale du film montre bien que dans ce grand jeu d'échec, chacun déplace ses pions en espérant en tirer un profit en bout de course), ne fait que tracer une ligne fragile et arbitraire entre les "bons" et les "méchants". Dans tous les cas, certains restent sur le carreau, et surtout les plus faibles, à la fois victimes de ceux qui dirigent et de ceux qui extorquent, des patrons et des truands.

Avec ce thriller à la mise en scène au cordeau, où Chandor manifeste une fois encore son amour des acteurs, et dans lequel il glisse de rares scènes d'action particulièrement virtuoses et intenses, le rêve américain est comme mis à nu, dans tous ses sombres paradoxes et sa brutale cruauté.

A most violent year
De J. C. Chandor (ÉU, 2h) avec Oscar Isaac, Jessica Chastain, Albert Brooks…
Sortie le 31 décembre


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