Cannes, de l'amour plein les yeux…

S'il y a eu de belles choses dans la deuxième moitié de la compétition cannoise – les films de Jia Zhang-ke et Jacques Audiard en premier lieu – cette édition 2015 restera dans les mémoires grâce à deux films uniques en leur genre : "Vice Versa" de Pete Docter et "Love" de Gaspar Noé. Christophe Chabert


La semaine dernière, on se demandait de quel côté du filet la balle allait tomber concernant la compétition cannoise. Alors qu'il ne nous reste plus que deux films à découvrir – Chronic de Michel Franco et le Macbeth de Justin Kurzel (nous avons bouclé ce numéro le vendredi 22 mai, lundi férié oblige) –, le verdict reste toujours incertain. En tout cas, il fallait avoir un goût pour les montagnes russes, les films passant sans transition de la splendeur au navet.

Parmi ces derniers, il faut faire un sort à Youth de Paolo Sorrentino ; chaleureusement accueilli par les festivaliers, donné favori par beaucoup pour la Palme, il s'agit pourtant d'un monument de beauferie satisfaite confite dans une série de gimmicks visuels et scénaristiques, un film pour seniors éprouvant, écrit n'importe comment et qui permet à une poignée d'acteurs vétérans de se lancer dans un cabotinage effréné et pathétique – mention spéciale à une Jane Fonda perruquée façon travelo brésilien. Sorrentino confirme qu'il réussit un film sur deux ; après le superbe La Grande Bellezza, Youth est donc logiquement une horreur.

Ratage aussi pour Hou Hsiao-Hsien ; son The Assassin longtemps attendu (dix ans de production, de tournage et de montage) sombre dans une relecture soporifique du film de sabre, démontrant que si Hou est bel et bien un esthète de la mise en scène, il est un très médiocre "storyteller". Incompréhensible malgré la minceur de son argument, The Assassin semble chercher en permanence sa forme, capturant de manière éparse quelques éclairs de génie, laissant la plupart du temps la paresse l'envahir.

Pas génial non plus, le Sicario de Denis Villeneuve, un autre film d'esthète flirtant avec le cinéma de genre (ici le "narco-polar" à la frontière mexicaine) qui sacrifie son efficacité et sa clarté narrative sur l'autel d'une mise en scène souvent virtuose, mais trop consciente de sa beauté, si bien que Villeneuve préfère regarder ses plans que ce qui les habite, à commencer par des comédiens pourtant excellents – Emily Blunt, Josh Brolin et Benicio Del Toro.

Dernière déception, le Valley of love de Guillaume Nicloux qui, s'il démarre sur des bases formidables (Depardieu et Huppert, dans leurs propres rôles, se perdant dans la vallée de la mort après le suicide de leur fils), s'égare dans des directions mal maîtrisées, un peu Gerry, un peu Shyamalan, et laisse sur un sentiment d'inabouti malgré la prestation, grandiose, de ses deux comédiens.

Identité(s)

Dans cette compétition fort inégale, deux cinéastes ont brillé : Jacques Audiard et Jia Zhang-ke. Avec Dheepan, Audiard marque une fois de plus sa place si particulière dans le cinéma français, capable de porter un regard sur son pays tout en gardant une foi inébranlable dans les vertus du cinéma de genre. Ici, à travers le parcours d'un combattant tamoul ayant fui le Sri-Lanka pour se retrouver gardien d'immeuble dans une cité française, il mélange récit d'apprentissage façon Un prophète et "vigilante movie" à l'explosion longuement différée – et d'autant plus spectaculaire. Scénario, direction d'acteurs, mise en scène : tout dans Dheepan transpire une maîtrise d'autant plus remarquable qu'Audiard ne se repose jamais sur ses acquis, prenant des risques tant sur le fond que sur la forme, plus composée et lyrique que ses précédents films.

Quant à Jia Zhang-ke, il signe avec Mountains may depart son film le plus romanesque, ambitieux et accessible : dans un mouvement ample et magnifique, il entrecroise le destin de quatre personnages à travers les époques et trente années d'histoire chinoise. Il fait surtout le bilan de son propre cinéma, son passé, son présent et surtout son avenir, tout en s'interrogeant sur cette Chine menacée de disparition à force de dissoudre son identité dans le capitalisme et la mondialisation. Un discours offensif dans une œuvre qui garde pourtant une grande douceur ; si le monde (et le jury) était bien fait, il serait bon que l'heure de Jia Zhang-ke sonne au moment de remettre la palme…

Pixar et Noé : théories de l'intérieur

Mais les deux meilleurs films de la sélection officielle n'étaient pas dans la compétition ; on ne parle pas ici de l'arnaque Cemetery of splendour, triste spectacle d'un cinéaste palmé (Weerasethakul) pris en flagrant délit de paresse coupable, livrant une page blanche sur laquelle une critique française complaisante n'a plus qu'à déverser sa prose, mais de ces deux onvis formidables que sont Vice Versa de Pete Docter, dernier-né des studios Pixar, et Love, l'œuvre la plus accomplie de Gaspar Noé. Il faut avoir un solide sens de l'éclectisme pour passer d'un film d'animation tout public à une œuvre expérimentale empruntant certains codes du cinéma pornographique. Pourtant, ils ont ensemble cette envie kubrickienne de stimuler tous les sens et de manier toutes les émotions pour délivrer un spectacle unique et inoubliable.

Vice Versa est le champion hors catégorie – et donc hors compétition – en la matière : en plongeant dans le cerveau d'une petite fille, Docter tente de matérialiser la naissance de la complexité émotionnelle et le moment, bouleversant, où l'on fait le deuil de son enfance. À la fois traité de neurosciences et grand film d'aventure, fourmillant d'inventions et d'audaces, c'est un enchantement permanent, un classique immédiat de l'animation, sinon du cinéma tout court.

Gaspar Noé, lui, signe un extraordinaire film d'amour et d'innocence – ce qu'était déjà Enter the void. Explorant la vie sentimentale de Murphy et sa relation passionnelle avec Electra, le cinéaste crée un mille feuille mémoriel, sensoriel, sensuel et sexuel extrêmement puissant, fortement autobiographique (rarement Noé s'était autant mis à nu à l'écran) où les scènes d'amour physique non simulées, toutes différentes, toutes traitées avec un sens de la beauté qui éloigne fondamentalement le film de toute tentation pornographique, est d'abord une passionnante façon de décrire sans recourir aux mots les rapports entre les êtres. Ce très grand film avait tout à fait sa place en compétition ; mais la peur du scandale a sans doute été la plus forte…


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(Pedro) Winter is coming