Thor : le monde des ténèbres

Écrit n'importe comment et sans aucune ligne artistique, ce nouveau Thor est sans doute ce que les studios Marvel ont fait de pire. Mais est-ce vraiment du cinéma, ou seulement de la télévision sur grand écran ? Christophe Chabert


Une intro pompée sur Le Seigneur des anneaux, du rétrofuturisme médiéval, de la comédie romantique, de la destruction massive, des monstres… Le brassage de ce nouveau Thor pourrait être qualifié de «pop» si on considérait qu'il y avait autre chose que des décideurs derrière. On préfèrera donc parler de pot-pourri marketing où une armée de scénaristes réunis en pool tentent de faire entrer des carrés dans des ronds avant qu'un cinéaste venu de la télé n'aille illustrer l'affaire à la va-comme-je-te-pousse — qui pourra par exemple expliquer cette succession de mises au point ratées, à moins que ce ne soit la post-production qui ait saccagé certains plans ?

Il n'est pas compliqué de mettre en pièces ce blockbuster poussif et vain à côté duquel le premier volet signé Kenneth Brangah, pourtant très moyen, prend soudain une intégrité indéniable. Par exemple, son absence totale de ligne artistique, qui peut passer d'un combat titanesque platement mis en scène dans un champ banal et sans ligne de fuite à un univers entièrement numérique complètement baroque et sans horizon, de Londres à Asgard, où la ville semble avoir été repêchée dans les décors vacants de Game of thrones — Alan Taylor, le réalisateur, en vient. Le film en a conscience, et ne cesse de noyer le poisson en accumulant les péripéties scénaristiques et les cliffhangers, au mépris de la plus absolue logique, changeant régulièrement de route et d'enjeux pour éviter que le spectateur ne regarde concrètement ce qui se passe sur l'écran.

A tout cela, Taylor et ses scénaristes ont ajouté ce qu'ils appellent sans doute de «l'humour», et qui n'est rien d'autre qu'un mépris profond pour la mythologie qu'ils manient. Déjà dans le premier volet, la deuxième partie faisait entrer une dose de ridicule dans l'histoire en confrontant les Dieux descendus de l'Olympe et quelques ploucs de l'Amérique profonde. Ici, la dérision s'insinue à tous les niveaux ; le personnage de Thor n'est pas épargné, lançant des vannes ridicules ou faisant rigoler en accrochant son marteau à un portemanteau ; mais les humains ne sont pas mieux traités, avec notamment un acharnement sur ce pauvre Stellan Skarsgard, condamné à se promener à poil ou en slip pendant une grande partie du film.

Mais le sentiment qui domine en voyant Thor : le monde des ténèbres, c'est celui de s'être fait flouer. Par la misère du spectacle proposé, certes, mais surtout par la prétention à le vendre comme du cinéma. Or, le film fonctionne exactement comme une série télé, et pas la meilleure, ça va de soi. Primat de l'écriture — conçue comme rouleau compresseur narratif qui écrase tout sur son passage — sur l'idée même de développer une mise en scène. De fait, on passe tellement de temps à essayer de suivre ce qui se raconte que rien n'imprime vraiment la rétine. Il n'y a aucune sidération visuelle, aucun plan, aucune séquence qui surnage de cette bouillabaisse (télé)visuelle. Car, malgré ses effets spéciaux, son scope, son IMAX et sa 3D, Thor est avant tout fait pour être apprécié sur des petits écrans, chez soi ou sur son téléphone portable, découpé en autant de morceaux que de stations de métro ou de fenêtres mal fermées.

Bien sûr, entre temps, Gravity est passé par là. On a beaucoup entendu à son propos que le film «manquait de scénario» ; étrange reproche pour un film qui vise si clairement l'épure et la stase visuelle, qui prend le temps non pas de la surenchère mais de l'immersion dans un univers et dans le drame d'un personnage, qui n'oublie jamais d'écrire parfaitement par le dialogue la quotidienneté des situations et qui, surtout, propose au spectateur une expérience de contemplation qui est l'essence même du cinéma depuis son invention. Pendant que Cuarón réinventait le cinéma fait pour le cinéma, Marvel, Taylor et ses sbires sans talent ne font que du home cinéma, c'est-à-dire un avatar médiocre de ce que la télévision propose déjà jusqu'à l'overdose, et qu'aujourd'hui les studios américains produisent en série — et la scène post-générique indique que l'on n'est pas près d'en voir la fin.


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