Pommerat refait les contes

Plus de deux ans après sa création, "Cendrillon", enfin, passe par la région lyonnaise. Pièce maîtresse de l'œuvre de Joël Pommerat, ce conte, ici plus fantastique que merveilleux, décline ce qui intéresse tant l'incontournable metteur en scène : tenter d'être soi dans un monde hostile. Une réussite totale et inoubliable. Nadja Pobel


«Ta mère est morte. Ta mère est morte. Comme ça maintenant tu sais et tu vas pouvoir passer à autre chose. Et puis ce soir par exemple rester avec moi. Je suis pas ta mère mais je suis pas mal comme personne. J'ai des trucs de différent d'une mère qui sont intéressants aussi». Voilà ce que se racontent Cendrillon et le jeune prince lorsqu'ils se rencontrent. Pour le glamour, la tendresse et les étoiles dans les yeux, Joël Pommerat passe son tour. Tant mieux : en ôtant toute mièvrerie au conte originel, en le cognant au réel, il le transforme en un objet totalement bouleversant qui, lors de sa création, a laissé les yeux humides à plus de la moitié de salle. Du jamais vu pour ce qui nous concerne.

«Ecrivain de spectacles», comme il aime se définir, Pommerat connaît depuis plus de dix ans un succès inédit dans le théâtre français, jouant à guichet fermé partout où il passe. Et il passe partout. Le seul cap qu'il s'était d'ailleurs fixé en renonçant à faire du cinéma, constatant qu'il ne pourrait jamais faire comme son héros David Lynch, était de créer une pièce par an et de la faire jouer à chaque fois le plus longtemps possible. Pari réussi cette saison : six pièces se baladent en France pour pas moins de 245 dates, dont Une année sans été (pour la première fois depuis longtemps, il s'agit du texte d'un autre que lui, en l'occurrence d'une autre, Catherine Anne), bientôt aux Ateliers Berthier du théâtre parisien de l'Odéon, où sa résidence de trois ans va se terminer, avant qu'il ne soit associé dès la rentrée à Philippe Quesne aux Amandiers de Nanterre.

Cendrillon, quant à elle, est une pièce qui trouve parfaitement sa cohérence dans son parcours mais qui, exceptionnellement, n'est pas interprétée par sa troupe fidèle. Et pour cause : créee au Théâtre National de Bruxelles, ce sont des acteurs d'Outre-Quiévrain qui se glissent avec un talent absolu dans ses personnages heurtés.

Connais-toi toi-même

Après Le Petit Chaperon rouge en 2004 et Pinocchio en 2008, Pommerat poursuit donc son investigation des contes, qu'il envisage autant comme des spectacles pour adultes que ses fables sociales (Les Marchands, Je tremble, Ma chambre froide, La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce, La Réunification des deux Corées…). Mais si toute la dialectique du conte traditionnel s'attache à faire naître une histoire d'amour entre des jeunes gens pour qu'ils accèdent à l'état d'adultes, Joël Pommerat place lui son curseur sur la douleur originelle de ses protagonistes principaux.

Cendrillon, qui se nomme d'ailleurs Sandra - et est méchamment surnommée Cendrier, car elle sent la clope de son père - croit que, dans son dernier souffle, sa mère lui a intimé de ne jamais oublier de penser à elle, sans quoi elle mourrait pour de bon. Affublée d'une grosse montre fuchsia, qui sonne un air strident de «à vous dirais-je maman», elle donne l'impression d'accepter les brimades de sa salle belle-mère et de ses horripilantes filles. Mieux, elle s'acquitte volontiers des tâches ingrates. Mais sa bonté apparente n'est pas gratuite. Ce comportement masochiste lui permet en fait de se délester de sa culpabilité de ne pas avoir assez aimé sa mère : «si ça se trouve je suis une vraie salope et j'ai oublié de penser à ma mère pendant je ne sais pas combien de temps…». Le conte n'est pas binaire et surtout pas lissé chez Pommerat. Les mots sont crus, souvent grossiers, et fréquemment drôles aussi. La fée a perdu ses pouvoirs et sa splendeur, elle fume comme un pompier et «s'emmerde depuis trois cents ans». Incapable de fabriquer un habit de princesse pour se rendre à la fête-karaoké du prince (adieu le bal !), elle pousse tout de même la jeune fille à accepter la mort de mère, au terme de rites initiatiques typiques des contes mais eux aussi malmenés. A moins de les percevoir pour ce qu'ils sont : des passages douloureux mais libérateurs. La jeune fille, enserrée par un corset, finira ainsi par s'en défaire. Et tant pis si la fin ne s'accompagne pas de promesse romantique type «ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants». Car l'apaisement de Cendrillon n'est pas d'avoir rencontré le prince charmant mais de s'être trouvée elle-même en se confrontant au jeune homme.

Karaoké princier

De l'onirisme du conte à la rude réalité de la perte d'un parent, le spectre est large pour rendre en images et en sons le parcours de Sandra (parfaite Deborah Rouach, aux allures et intonations d'Anouk Grinberg). Travaillant à même le plateau à partir de quelques notes, Joël Pommerat a imaginé avec Eric Soyer (scénographie et lumières) et François Leymarie (son) une boîte noire tour à tour cave, lieu de fête ou maison vitrée contre les parois desquelles se cognent des oiseaux hitchcockiens. La vidéo, discrète mais très présente, permet d'esquisser différents plans et une profondeur qui dit d'où revient la petite héroïne.

Loin d'être terne, ce spectacle est comme toutes les très bonnes œuvres des grands artistes : il creuse le même sillon que les autres créations, mais d'une manière légèrement différente, aboutissant à une unité remarquable. Pommerat a pour constante cette volonté de raconter une histoire, d'inviter explicitement par une voix-off les spectateurs à entrer dans un imaginaire suffisamment universel pour que chacun puisse y retrouver des moments très personnels. Les mots de Cat Stevens et de son Father and Son, chantés maladroitement par un petit prince rabougri et laid, prennent soudain une dimension majestueuse. «De la magie magique» et non «de la magie amateur», comme le dit plus tôt Cendrillon à la fée.

Cendrillon
Au TNP, du jeudi 13 au samedi 22 mars


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