Belgrade, entre chiens et loups

Depuis la présentation, voilà deux ans, d'une maquette de "Belgrade" d'après Angelica Liddell, nous n'avons plus que le nom de La Meute en bouche. Son théâtre viscéral et férocement contemporain arrive enfin dans une grande salle, celle des Célestins. Nadja Pobel


Le 15 mars 2013,  le Théâtre des Ateliers offre son plateau à un jeune collectif venu montrer son travail en cours aux professionnels de la profession. Il s'appelle La Meute. Ensemble, ses membres ont jusque là monté de brillantes mais parfois trop touffues adaptations de Dostoïevski, où l'incandescence du maître russe les guide,  notamment dans le fascinant Les Carnets du sous-sol, mais aussi le plus nébuleux Le Grand Inquisiteur. En sortant de la représentation de Belgrade, il est indéniable qu'un moment fort a eu lieu. De ceux qui laissent sonnés et interdits.

Á cette époque-là, Vincent Macaigne a déjà déposé un beau cadavre dans le cloître des Carmes à Avignon, Julien Gosselin (metteur en scène des Particules élémentaires) est encore inconnu au bataillon, sauf dans ce Nord qui l'a formé, et les collectifs ont eux le vente en poupe (des Chiens de Navarre, bientôt aux Subsistances, à D'ores et déjà).

Si La Meute a des accointances plus ou moins lointaines avec cette nouvelle génération qui n'a pas la prétention de réinventer le théâtre mais bien de lui donner un souffle charriant l'air de son temps, elle marque aussi sa singularité. Belgrade est une façon pour les membres de La Meute de nous dire d'où ils viennent, une réponse à ce fameux «d'où tu parles ?» qu'employaient les étudiants et les syndicalistes dans les AG de Mai 68. Ils n'utilisent pour autant pas le "je", mais passent par le prisme de la littérature, leur matière première, qu'ils dépècent, recousent avec les mots des autres et les leurs, mélangeant les pays et les décennies pour créer leur propre langue.

Petits arrangements               

Belgrade est ainsi un spectacle «d'après» Angelica Liddell. N'espérez pas, dès lors, y retrouver la réconfortante linéarité de l'auteure espagnole. Ses mots sont déplacés, mis dans le désordre, malaxés avec des extraits de textes de Cioran, Dimitriadis, Kertész, Limonov, Maïakovski, Musset, Nietzsche et même de deux membres de la troupe, le metteur en scène Thierry Jolivet et le comédien Clément Bondu. Un patchwork informe, une prétention qui ne dit pas son nom ? Rien de tout cela. Belgrade par La Meute est un acte de naissance. Celui d'une troupe qui, elle le reconnait, est venue au monde dans les cendres des Balkans et en porte les stigmates, ouvrant les yeux au moment où le si absurde mur de Berlin s'écroulait sans crier gare et où le sang coulait à Srebrenica.

La trame dramaturgique correspond ici à l'enterrement de Slobodan Milosevic en 2006. Dans son village pas même nommé de Požarevac se succèdent, sous les yeux d'une journaliste occidentale, les témoignages d'un apparatchik, d'un laissé pour compte et d'un médecin légiste, avant qu'elle ne laisse enfin elle aussi parler ses émotions.

Les dialogues s'amorcent à peine. Monologuer est le seul recours, car dans un tel chaos chacun se cogne à lui-même, sauve ou accuse l'autre de son propre malheur amorcé par le discours du Chant des merles, sorte d'ombre portée sur ce spectacle. C'était en 1989. Milosevic, alors nouvellement président de la Serbie, commémore à Pristina au Kosovo (province autonome de la Serbie) les 600 ans de la défaite des princes serbes contre les Ottomans. Et le sentiment national de reprendre du poil de la bête – immonde. La Yougoslavie, qui se tenait soudée sous l'autocratie de Tito, est sur le point d'imploser.

Ces faits-là, à défaut de les retracer minutieusement, Thierry Jolivet les fait ressurgir à la lueur de néons clignotants qui éclairent à peine une brume qui ne se dissipe que par intermittence. La belle Europe, rêve de paix extrait des décombres du nazisme, vacille. La poudrière des Balkans n'a que peu à voir avec l'idéal de Schuman et consorts et le rideau de fer ne suffit pas à masquer les massacres dictatoriaux qui se perpétuent côté est. Ce que nous dit La Meute avec force et sincérité, c'est que cette histoire n'est pas celle de nos parents. Elle n'est pas non plus l'apanage de ceux qui l'ont vécue de l'intérieur. Par la force des mots, agencés comme on tresse un solide panier d'osier, par des mouvements tantôt très lents et tantôt heurtés, par la puissance du son, elle nous invite à nous la réapproprier pour mieux interroger l'Europe d'aujourd'hui.

Entre amis

De cette terre dévastée dans laquelle «la vraie société civile n'existe plus», où «quand les bébés mourraient de froid, les vieilles s'agrippaient aux seins des jeunes femmes et buvaient leur lait», La Meute ne propose jamais d'illustration gore au plateau. Thierry Jolivet préfère donner leur pleine mesure aux comédiens. D'une présence hors norme, tous oscillent en permanence entre le cri et le chuchotement et semblent livrer un dernier round avant de s'écrouler ; la seule femme, Julie Recoing, a même de troublants airs de la grande Audrey Bonnet (Clôture de l'amour).

En fond de scène, Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau jouent en live des compositions d'inspiration post-rock, répondant aux voix par une succession de drones à peine discernables et de fracas assourdissants. L'humanité a déserté. Seule, la journaliste accusée d'avoir tiré profit du drame des Serbes ne voudrait plus que vivre une «douleur privée, strictement privée» et écrire sur «le» Werther. Preuve s'il en était besoin encore que la littérature est pour La Meute un moyen de prendre le pouls fiévreux du monde et de le recracher dans un théâtre bouleversant.

Belgrade
Aux Célestins du mardi 9 au samedi 13 juin


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