Les loups de Wall Street

Il y a parfois des événements qui tiennent leurs promesses. La création de La Famille royale par La Meute est de ceux-ci. Un auteur vivant (!) et américain, les bas-fonds d'une société moisie — la nôtre —, du rock en live... sous les décombres, le metteur en scène Thierry Jolivet trouve même une once de lumière : celle du théâtre.


« Qui connaît la plus belle mort ? Le soldat qui tombe pour sa patrie ? Ou la mouche dans mon verre de whisky ? » Voix paisible, micro en main prononcé par une sorte de MC décati, c'est avec ces mots que commencent quatre heures d'une plongée dans les bas-fonds de San Francisco, l'envers d'une american way of life si fantasmée, si peu avérée.

Et s'il manque à la distribution un métissage culturel (quoique cette remarque ne soit peut-être qu'un délit de faciès inversé et très en vogue dans le théâtre actuel... David Bobée, suivez mon regard) et au plateau un supplément de poussière (difficile de restituer le crad'), le reste est là. Viscéralement là. Tyler Brady, détective privé, renonce à suivre un énième mari infidèle, car à quoi sert de payer pour souffrir plus encore, dit-il à l'épouse inquiète et demandeuse. Non ! Il va répondre à la commande de son frère, un homme d'affaire sans limite, John Brady. Objectif : débusquer la Reine des putes pour ouvrir un bordel virtuel.

Mais Tyler va s'enfoncer corps et âme dans les rues sombres et puantes, aimer cette Majestée retrouvée et tenter de panser un amour évaporé, Chloé, femme de son frère, suicidée car méprisée avant qu'une brigade nettoyant tout ça ne soit créée. Car oui, rien ne va plus dans cette Amérique d'aujourd'hui qui ne sait plus (l'a t-elle jamais su) à quel saint (sein) se vouer.

Thierry Jolivet voulait adapter 2666 de Bolaño ; un autre l'a fait. Ce roman de Vollmann n'a rien à envier à celui du Chilien. Plus de 1300 pages au compteur, une parution, également, au XXIe siècle. Et des personnages à foison qu'il a fallu tailler, couper ou laisser vivre. Fusionner aussi parfois, tel ce John et ce Brady qui sont en réalité deux figures dans le roman (l'entrepreneur et le frère) en un seul Paul Schirk, vu récemment dans le Tartuffe épatant de Benoît Lambert, puisque ce diplômé de l'école de la Comédie de Saint-Étienne est un compagnon du CDN de Dijon.

Schirk assure une partition phénoménale, souvent gore, profondément noire et aussi tout bonnement hilarante lorsqu'à quelques jours de l'inauguration de sa maison close moderne, le Feminine Circus, il éructe en furie des consignes :

« Oui Kanye West mais sans Kim Kardashian ! Bernard Arnault, Zuckerberg évidemment. Et vous allez quand même pas les fouiller ! Des portiques ? Mais Britney Spears va sonner, elle a une tige de fer dans la jambe ! »

À chacun ses névroses, puisque la morale n'est qu'une entrave inutile quand elle n'est pas anesthésiante.

Enjoy the (no) silence

Acteur lui-même, formé au Conservatoire de Lyon, Thierry Jolivet sait sans aucun doute caster et diriger sa troupe fidèle (Florian Bardet, Nicolas Mollard, Julie Recoing, tous dans Belgrade déjà) auxquels s'est adjointe notamment cette pépite issue cet été du même Cons', Savannah Rol, Domino, pute fragile et émancipée qui trimbale son fœtus avorté en bandoulière.

Puisque Vollmann a peu de goût pour la dentelle, Jolivet parvient à faire en sorte que ces mots vulgaires ne sonnent pas creux. Ne surtout pas les contourner ou les enjoliver. Cette violence-là fait écho au « désir d'échapper à la tristesse » que nous confiait déjà le metteur en scène, nous parlant de son travail il y a quelques années. Avec Dostoïevski puis Liddell (agrémenté de Cioran, Musset, Nietzsche...), il avait déjà trouvé sa langue entre réalité crasse, fable et lyrisme irrésolu. C'est ainsi que se déroule cette Famille royale qui peu à peu gagne en poésie, se terminant sur deux monologues radicalement différents. Et puissants. Nous disant qu'avoir sa page sur Wikipédia est le Graal du self made man, mais que revenir à ses racines indiennes et entendre le sifflement des trains constitue l'autre face d'une Amérique schizophrène.

« tes parents faisaient des fêtes d'anniversaire où les vêtements n'étaient pas obligatoires »

Un texte ultra soigné, de nombreux solos, moins de scènes à plusieurs, des ombres portées sur des corps abîmés, à nus, douloureux, en manque, une scéno et des lumières complexes, en mouvement constant, loin des lasers d'arrière-garde et bien sûr, cet ADN des spectacles de La Meute : le live porté par un groupe désormais constitué en Mémorial (Jean-Baptiste Cognet, Clément Bondu et Yann Sandeau). Des airs de Joy Division, Tame Impala, Arcade Fire, Grand Blanc, du rock psyché et de l'électro... ou quand le théâtre vous donne envie de prolonger la soirée aux Nuits sonores ou à Transbo. C'est une autre des qualités de cette création que de brandir haut la force du spectacle vivant tout en étant intrinsèquement ouverte sur d'autres formes d'art.

Et ce n'est pas parce que « notre besoin de consolation est impossible à rassasier » (Stig Dagerman) qu'il faut renoncer. Ou peut-être est-ce précisément parce qu'il est impossible à rassasier qu'il faut faire ce théâtre-là et, comme l'écrit Vollmann, « traverser le cloaque en nous tenant la main ».

La Famille Royale
Au Théâtre des Célestins du 10 au 14 janvier


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