Armes de crocodile

Trois ans après "Speculatio", Odessey and Oracle, troupe pop baroque lyonnaise aux enluminures rétro-futuristes revient avec "Crocorama". Et soulève une fois de plus son tapis de sucre pour larguer avec grâce son vitriol révolutionnaire sur les temps qui courent et ne passent pas. Splendide.


« Les déesses de l'argent dansent dans leur bulle spéculative », ainsi s'ouvrait en 2017, Speculatio, le précédent album d'Odessey and Oracle. Paroles prononcées d'une voix de miel par Fanny L'Héritier sur une musique empreinte d'un genre de psychédélisme médiéval agitant un ticket pour l'espace. Manière de déposer à nos oreilles une note d'intention, une profession de foi : il s'agissait moins ici de compter les fées que les abattis de notre société.

Comme un lien hypertexte donnant sur 2020, sur Speculatio, déjà, Odessey and Oracle confiait J'ai vu un croco, comme on verrait un Grominet et, avec lui, le début des emmerdes. De là, vient que ce deuxième long format résonne en Crocorama. Qui pourrait être l'un de ces disques pour enfants, papillonnant d'une note à l'autre pour dénicher le sommeil quelque part dans l'allégresse ; où l'on croise toute une faune cryptozoologique en jouant à saute-mouton par dessus les ruisseaux avant de se perdre en hoquetantes rêveries azotées. En somme, une collection de comptines résolues à préserver l'innocence primordiale de nos chères têtes blondes qu'il ne faudrait pas plonger trop tôt dans le grand bain acide du monde.

De cela Crocorama a les atours trompeurs mais dévoile à peu près tout le contraire : le faire écouter aux enfants c'est prendre le risque – pourquoi pas salvateur – de leur offrir un trip de lucidité dont la descente serait un toboggan versant sur une déchetterie d'illusions perdues. Car derrière les mélodies lysergiques – où synthés analogiques et banjo rejouent l'amour courtois, où clavecin, dobro, orgue et haut-bois se font la révérence, où les odyssées cosmo-diabétiques de Stereolab auraient pour capitaine Caetano Veloso – ; derrière les mots en bonbonnières, se niche toute la noirceur d'un monde qu'il faudrait repeindre, ou plus sûrement ravaler.

Mascara, bikini, guérillas

On sait Guillaume Médioni, timonier de ce vaisseau fantôme rétro-futuriste, particulièrement engagé : du genre à passer ses nuits debout en attendant que le Capital s'agenouille. Mais plutôt que d'attaquer frontalement, le musicien prend à revers, détourne, renverse – car ce disque est renversant. Rarement pamphlet anti-capitaliste aura affiché ces airs de fabliau, se carnavalant d'atours poétiques, de fanfreluches multicolores. Crocorama c'est notre monde tel que soumis à l'appétit de la finance, du commerce, des médias, de la violence :  « croco milliardaire », « dragons prédateurs », « croco pragmatique », « crocos visionnaires », « croco mafioso », « crocos mitrailleurs ».

Violences conjugales à l'issue tragique (Chercher maman), exactions policières sur Poupées mécaniques ; experts propagandistes ; embrasement climatique (Le manège), jeunesse révoltée « à l'assaut de [ses] rêves » (Les enfants), c'est aussi parfois un joli portrait en vitriol sur Nutella et en bossa sur patatras de notre société : « Mascara, bikini, guérilas / crême solaire, suicide au Nutella / panne de shampooing / tu vas rechercher du soutien / dans les grands magasins » et comme attaque de refrain : « Peuple en émoi / snipers sur les toits / révolution blablabla ».

Parmi les morceaux de bravoure du disque, Antoine le Rouge, space-opérette mi-spoken word sur fond de bavure policière en « ancienne banlieue rouge ». Et surtout le bouleversant Je suis l'endormie, sa guitare en vrille et ses trompettes de Jericho sur mots évaporés en voix de tête : « privée de lumière / comme ils savent bien faire / de moi l'étrangère ». Yeux grand fermés ou grand ouverts, Odessey and Oracle voit tout en noir. Mais en technicolor.

Odessey and Oracle, Crocorama (Another Record / Dur et Doux)


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