L'Odyssée d'Obi

Demandeur d'asile nigérian de 33 ans, dont dix d'une invraisemblable errance entre l'Afrique et l'Europe, Obinna Igwe a fini par se poser et s'apprête à lancer une carrière de musicien dont il n'avait jamais osé rêver. Épaulé en cela par Cédric de la Chapelle, l'homme qui avait découvert Slow Joe. Il a accepté de nous raconter son histoire.


« J'ai grandi au Nigeria, à Abakliki ». Ainsi Obinna Igwe, dit "Obi", commence-t-il, assez logiquement pense-t-on, le récit d'une vie qui l'a mené jusqu'à Lyon. Mais, dans la seconde, il se raccroche à ses premiers mots et nous fait comprendre en une phrase ce qui porte les hommes et les femmes qui traversent les continents et les mers pour un peu d'espoir : « en fait je n'ai pas grandi au Nigéria, j'y ai survécu, c'est après que j'ai grandi ». Il a pourtant déjà 23 ans lorsqu'il quitte son pays. Sa vie est une histoire comme on en entend rarement, peut-être parce qu'on oublie un peu facilement de prêter l'oreille. C'est celle de milliers de migrants dont certains ne voient pas la fin du voyage. S'il est possible de survivre — et encore — dans le pays le plus peuplé d'Afrique — 203 millions d'habitants, 24 villes de plus d'1 million d'habitants —, la vie y est une chimère, la violence endémique, et l'école accessible à ceux qui ont un peu d'argent, à ceci près que personne n'en a. « Là-bas, il n'y a aucun espoir d'avenir, aucun rêve n'est possible » raconte Obi qui a perdu son père à l'âge de dix ans. L'espoir ne peut être que dans l'ailleurs. Mais cet ailleurs, il faut aller le chercher avec les dents.

Un ami lui ayant toujours dit de venir le voir au Maroc, Obi se décide en 2010 pour un aller simple. Il traverse le Mali, prend une nuée de bus passant par l'Algérie. Arrivé au Maroc, les perspectives ne sont guères plus brillantes pour un sans papiers : « impossible d'aller d'une ville à l'autre si on n'a pas de papiers », dit-il. Cet ami lui conseille, s'il veut s'en sortir et s'il lui reste un peu d'énergie, d'essayer de passer en Espagne. Pour gagner l'enclave espagnole du nord du Maroc, Obi saute, littéralement, d'un train en marche à l'autre, accroché aux barres des wagons. Cinq fois, il est arrêté et reconduit en Algérie, doit à chaque fois retraverser le désert. Il s'y perd une fois pendant trois jours sans eau, ni nourriture, pense à se laisser mourir, est pourchassé par des chasseurs de migrants. Cinq fois, il regagne le Maroc et repart pour l'Espagne, finit par suivre un groupe qui se perd plusieurs jours dans une forêt. À la frontière de l'enclave se dresse un mur anti-migrants, ridicule rempart d'une Europe qui pense qu'on peut cantonner la pulsion de vie derrière un grillage. Obi décide de passer par la mer, après plusieurs tentatives en nageant de nuit vers le large pour semer les patrouilles puis vers le nord et la ville de Ceuta, et, après une morsure de requin, il parvient épuisé sur les plages espagnoles : « la première traversée est très difficile mais avec l'habitude on finit par avoir assez de force pour y parvenir » analyse-t-il tranquillement, comme s'il nous racontait une excursion, depuis le studio croix-roussien où nous le rencontrons. Le sourire est facile sur ce visage impressionnant de charisme et de sérénité mais le regard dit la violence des épreuves.

La musique en prison

Obi reste un an dans le camp de Ceuta, puis gagne Algesiras en Andalousie, Bilbao au Pays-Basque, l'Italie d'où il est expulsé et la Suisse où il est mis en prison après deux ans passés dans la rue. Bref, à chaque étape ça va mieux mais mal. Il passe six mois en prison et commence à ressentir le besoin de travailler sa musique. « Au Nigéria, je chantais depuis l'âge de 13 ans, dans la rue mais je ne prenais pas ça au sérieux, j'écoutais beaucoup Tupac, Ja Rule, des native songs et je m'amusais à faire ma sauce autour des morceaux que j'aimais. En prison c'est devenu quelque chose que je devais faire. ». Sur un ordinateur dans lequel il a englouti ses maigres économies, il compose et chante en prison, entend parler de perspectives meilleures en France. Ailleurs, toujours, où l'herbe plus verte jaunit trop vite sous les pas du clandestin qui la foule. Un ami, échoué au collège Maurice-Scève, lui dit qu'à Lyon, il trouvera un endroit où habiter. Ticket, train, Lyon, et une fois sur place, nouvelle désillusion : « j'ai demandé à mon ami si cet endroit où je venais d'arriver était un camp, il m'a répondu que non, que c'était un lieu où les Africains pouvaient s'abriter mais je n'étais pas à l'aise avec ça. »

La promiscuité avec 400 autres migrants dans des dortoirs de 25 lui pesant, il décide de se construire une chambre à part dans les murs du collège en montant avec son ami Moussa des murs faits de planches et de portes de toilettes dégondées : « avec d'autres, Moussa s'est débrouillé pour trouver du bois et je leur ai dit "j'achèterai les clous" » rigole-t-il. L'endroit, sans fenêtre, ne fait pas plus de 6-8 mètres carrés, un matelas jeté contre un mur, un semblant de bureau contre l'autre. Obi présente son "espace" comme un studio d'enregistrement pour justifier de s'isoler. Il doit donc apprendre à produire et commence à enregistrer quelques musiciens du collège et ses propres morceaux. Mais pour la tranquillité, il faudra repasser : « je voulais être seul mais avec ces enregistrements, il y avait toujours quelqu'un chez moi. » Nous sommes en 2019, neuf ans ont passé depuis le départ du Nigéria.

« That's it, Ginger ! »

Mais parfois quelque chose vient briser la chaîne des désillusions et la chance — ou Dieu, à qui Obi s'en remet souvent — se manifeste autrement qu'en vous sauvant la peau en pleine mer ou dans le Sahara. Cette chance. se nomme Cédric de la Chapelle, un musicien bien connu de la scène lyonnaise à qui l'on doit d'avoir découvert le regretté Slow Joe sur une plage de Goa avant de lui offrir une carrière de chanteur en Europe à 60 ans passés. Au collège où Cédric accompagne une pièce de théâtre, les deux hommes se rencontrent, nourrissent une curiosité réciproque. Cédric invite Obi à lui faire écouter quelques pistes chez lui. Ils ne se quitteront plus. Obi confie la structure de ses morceaux, Cédric les harmonise, en travaille la matière brute, « prolonge le geste artistique d'Obi » enthousiasmé par le talent et le charisme de ce grand type tombé du ciel au prix de mille flirts avec la mort. Comme il l'avait été par le hobo Slow Joe une décennie plus tôt.

Les deux musiciens s'apprivoisent  : « j'ai fini, dit Cédric, par savoir qu'il était content du résultat quand il se mettait à sauter partout en criant « That's it, Ginger ! ("rouquin", le surnom donné par Obi à Cédric) »». Quelque chose prend forme, qu'il faut faire écouter au producteur lyonnais Olivier Boccon-Gibod, à qui nombre de talents doivent d'être montés sur scène. Le coup de foudre est immédiat : « je ne sais pas d'où Cédric tient cette sensibilité pour dénicher ces talents en toute circonstance mais quand j'ai écouté Obi, j'ai tout de suite senti que j'avais affaire à un artiste, au-delà de ce parcours qui résonne, qui charge tout ça d'émotions. » Les trois travaillent sur un album dont le processus est interrompu par le confinement, mais accéléré ensuite par la frustration née de ces deux mois d'inaction. « Pendant tout le confinement, confie Olivier, j'ai été habité par l'histoire d'Obi qui dans cette vie incroyable a su trouver de la beauté et une énergie inépuisable. Le confinement pour lui, c'était de la rigolade. »

Slave We

Un premier titre clipé, Slave We, petite bombe dancehall sur la condition de migrants, lancé comme une prière, sort ce mercredi 21 octobre. Un album suivra en 2021. « C'est une véritable famille qui s'est construite autour d'Obi, explique Olivier, avec le label Un plan simple qui sortira l'album chez Sony, un label canadien ». Dans la boucle on trouve aussi des acteurs des musiques actuelles avec lesquels la maison de production d'Olivier Boccon-Gibod, Horizon, a planifié un circuit de résidence itinérante pour le projet d'Obi à travers la France, La Migration positive : « l'acte de création doit être symbolique. L'itinérance, c'est sa vie et on voulait montrer tout ce qu'elle apporte de positif à ceux qui accueillent. Quoi de mieux que de faire inviter Obi — et j'insiste sur le mot "inviter" — par des salles de concerts pour mettre en évidence l'émotion qu'il nous apporte. C'est la même personne que celle qui a, littéralement, traversé le désert. Ce qui change c'est le regard qu'on porte sur lui. »

En attendant, Olivier et Cédric ont évité à Obi d'être relogé d'office à Bellignat (Ain) ce qui aurait signé la fin de tout projet pour lui. « On l'a exfiltré fin août, explique Cédric, juste avant qu'ils dégagent tout le monde du collège ». Horizon lui loue un appartement dans le 1er arrondissement et s'occupe de lui faire récupérer les droits perdus en refusant le logement précité, qu'Obi voyait « comme une nouvelle prison miniature ». Et de faire avancer une procédure accélérée de demande d'asile. Histoire qu'Obi puisse vivre en paix de son art après dix ans d'une odyssée à faire frissonner Ulysse. Que ses morceaux puissent, comme le dit si bien Olivier Boccon-Gibod, « voyager encore plus loin que ce grand voyageur ».


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