À la Bibliothèque Municipale, « Le béton remplit naturellement les vides »

À Lyon, le béton n'est pas réservé qu'aux façades des bâtiments : poussez la porte de la bibliothèque de la Part-Dieu (à ne pas prendre au premier degré, elle est automatique) pour découvrir qu'il peut aussi faire office de papier peint géant. Une escapade pour (re)tomber amoureux de ce matériau malmené. 


La BM abrite, sur plusieurs étages, une gigantesque fresque de l'artiste Denis Morog, de son vrai nom Jean-Paul Delhumeau, amoureux du béton. Depuis le sous-sol, elle se déploie jusqu'en haut du bâtiment : 34 mètres de poésie brutaliste et de motifs abstraits à arpenter au fil des étages. La sculpture est intégrée aux murs du bâtiment, comme si c'était sa peau. Elle a été inaugurée en 1972 en plein essor du quartier d'affaires. C'est la deuxième collaboration de Morog avec l'architecte Jacques Perrin-Fayolle : dans la région, ce sont un peu nos Simon et Garfunkel du brutalisme. Avant le chantier de la bibliothèque, ils ont fait leurs gammes sur les bâtiments du campus de la Doua. Mode de vie, béton style !

Marsouin en breton, expert en béton

Jean Paul Delhumeau, alias Morog, a aussi eu un petit rôle dans le film Un condamné à mort s'est échappé de Robert Bresson

Si l'on ignore pourquoi il a choisi le prénom-pseudonyme Denis, on sait en revanche que Morog signifie "marsouin" en langue bretonne. Un animal vengeur dans le folklore qui est aussi, métaphoriquement, un homme "laid et mal élevé"... Brut de décoffrage en quelque sorte, tout comme la technique employée pour façonner le béton de son œuvre. 

Pour réaliser sa fresque, Morog utilise une approche artisanale étonnante, portée par son admiration pour un matériau mal aimé : il grave ses motifs en négatif dans des blocs de polystyrène, un peu sur le même principe que la linogravure. Puis il coule le béton à l'intérieur et les reliefs se révèlent au décoffrage. Chaque moule de polystyrène ne sert qu'une seule fois, ce qui rend chaque dalle unique, motif éphémère gravé dans l'éternité du béton.

Avant de devenir expert en béton, Denis Morog était graveur : on comprend mieux la manière dont il travaille les reliefs de ses sculptures. Il pousse la démarche jusqu'à les graver avec un outil préhistorique, une herminette du néolithique, qu'il a "prélevée" sur un site archéologique. 

Morog conçoit ses motifs en imaginant comment ils vont accrocher la lumière : il travaille le béton comme Soulages explore la couleur noire. Quand vous regardez un tableau de Soulages avec un aplat de noir, essayez de faire attention aux espaces qui sont vides, moins denses, et où la lumière se glisse. Il faut faire pareil ici : regardez où ricoche la lumière et si vous vous sentez spleen, réfugiez-vous dans les bouts d'ombre car il y en a beaucoup, un peu partout, à chaque étage. 

Cosmos et crottes de nez

Bibliotheque de la Part-Dieu, Bas reliefs sur beton de Denis Morog. Credit  Bibliothèque municipale de Lyon  / P0799 010 00448 / Nathalie Bouillaud

C'est bien joli tout ce béton, mais qu'est-ce que ça signifie ? « Là éclatent des soleils, naissent des cités, se creusent des chemins. Là commence l'odyssée », expliquait Morog à propos de son œuvre dans une interview du Progrès datée de l'été 1971. Soleils ancestraux ou satellites du futur : les formes sont simples et elles se fragmentent à l'infini, avec des variations d'échelle. Un peu comme nos ruminations mentales ! « Ces formes n'ont, entre elles, que des relations de distance ; chacune, dans la composition, conserve son unité, sa valeur propre. C'est de ce système de relation entre les formes, de leur opposition ou de leur groupement que nait l'équilibre de l'œuvre et sa diversité. ». Le résultat, sur 5 étages, est vertigineux. Attention, les enfants y collent parfois leurs crottes de nez. 

Que veulent-elles nous dire, ces formes, qui semblent obéir à un algorithme issu des tréfonds de nos civilisations ? Réponse de l'artiste extraite de son manifeste Le Beau béton : « Là est inscrite dans le béton l'expression du mystère que l'homme perçoit dans la contemplation de la nature : mystère qui est autant celui du cosmos lui-même que celui de sa propre existence au milieu du cosmos. ». Et si les secrets du monde n'étaient pas dans les deux millions d'ouvrages qu'abrite le silo, mais dans ces motifs faussement décoratifs ? Un sacré alphabet à déchiffrer, alors que vous veniez juste rendre un livre en retard.

Prolonger la balade en vrai ou en pensée

Morog et le beau béton 
Morog est tellement proche du béton qu'il en a fait un livre-manifeste, qu'il a baptisé Le beau béton. Il part du constat que c'est « par lui que la laideur arrive » et il choisit donc de lui rendre hommage. Il y détaille toutes les étapes du travail technique du béton pour y révéler les secrets de sa mise en valeur. Avec lyrisme parfois : « Le béton est un matériau d'innovations, car il s'adapte à tous les problèmes. On peut penser béton et couleurs, on peut penser béton léger, béton lourd, béton œuvre d'art, béton poli, béton rugueux… » 
Vous êtes en recherche d'un nouvel élan spirituel ? Voici un mantra à se répéter pour que le béton vous rende la foi et exauce vos souhaits : « Le béton est véritablement une pierre liquide : sa plasticité permet des recherches d'effets de surface que la lumière contribue à mettre en valeur. Lorsque les conditions de mise en œuvre sont correctes, le béton répond toujours à ce qu'on attend de lui. C'est pour cela qu'il faut d'abord l'imaginer beau et capable de traduire vos désirs et vos aspirations. » 


<< article précédent
Scruter la vie cachée des forêts : l’œil de Vincent Munier au Musée des Confluences