Alela Diane, à travers le miroir

De passage à Grenoble (plus exactement à Fontaine), Alela Diane a livré en 2022 un sublime album, Looking Glass, qui à travers le miroir marie l'intime et le global dans un chant de la terre qui voudrait ouvrir les consciences sur la catastrophe qui vient. 


Il y a sans doute un double sens dans le titre du dernier album d'Alela Diane, Looking Glass. D'abord, il s'agit pour la jeune femme, apparue sur les radars folk il y a quinze ans, de se regarder en face, faire une sorte de bilan de son passé, et de lui donner à la fois suite et résonance. Ainsi Looking Glass serait-il un sequel de Cusp, album où s'expose son expérience de la maternité et quelques considérations sur le monde tel qu'il va mal, et un condensé de tous ses disques précédents. Chacun d'eux correspondant à une période clé de sa vie : jeunesse insouciante, passage à l'âge adulte, amour et divorce et nouvel amour, maternité. Ensuite, il faut y voir une référence pas du tout voilée à Through the looking glass, and what Alice found there (De l'Autre côté du miroir), la suite donnée par Lewis Carroll aux aventures de son Alice.

Alors, qu'a trouvé Alela/Alice de l'autre côté de son miroir ? Un monde à l'envers où il faut courir très vite pour rester sur place ? Pas vraiment, mais un monde dans le rétroviseur (sur la pochette, la chanteuse semble regarder par-dessus son épaule, comme la femme de Loth dans la Bible, changée en statue de sel pour cela). Un monde révolu, celui de la jeunesse insouciante et de l'abondance innocente : quand on ne comptait ni les ressources, ni la fréquence des incendies et des tempêtes. Et que surtout on ne s'en inquiétait pas.

Mère et nature

En se regardant dans le miroir, c'est aussi l'Amérique et le Monde que voit Alela et inversement. Sur Looking Glass, il est question du divorce de ses parents (Dream a river), qui l'a profondément marquée dans l'enfance, sujet déjà majeur de son premier disque The Pirate's Gospel. Mais après les déchirements vient toujours le temps de la réconciliation. Lorsqu'elle chante Mother's arms, comme une comptine chantée au coin du feu à sa mère et sûrement à ses filles, elle perpétue une certaine idée de l'harmonie familiale. Et l'on pourrait faire un parallèle avec la situation de l'Amérique, pays du déchirement intérieur permanent (Trump, récemment) qui finit toujours par se réconcilier avec lui-même, le symbole ultime en étant la guerre de Sécession, sanglante guerre fratricide, achevée par la victoire de... l'Union.

Mais la préoccupation est aussi écologique, comme sur Howling Wind (qui narre les ravages d'une tempête dans l'Oregon où vit Alela - qui lui flanqua une trouille bleue – mais se veut une allégorie des bouleversements du monde) ou Paloma, sur l'ouragan du même nom en 2008. La catastrophe globale touche à l'intimité de chacun et c'est ce qu'a compris Alela Diane sur un disque qui appelle une union sacrée. Le miroir de Looking Glass, c'est à la fois celui du passé (When we believed), de ses blessures et de ses joies propices à la nostalgie, mais aussi celui du futur, qui pourrait être terrible ou heureux, selon ce qu'on fait du présent.

De fait, cet album à la poésie quasi chamanique donne l'impression, comme sur Strawberry Moon ou Of Love, qui introduisent un passage de cinq morceaux absolument renversants, de fouler effectivement le Pays des Merveilles. De fait, on n'est pas très loin, y compris sur les titres Dream River et Another Dream – une notion de rêve qui parcourt tout cet album – de cet über-folk aux ambitions cosmiques nourries par un Sufjan Stevens ou Other Lives, charriant une cosmogonie transcendantaliste qui rappellent en même temps la poésie illuminée d'un Ralph Waldo Emerson et l'ascétisme émotionnel d'un Walt Whitman (« j'ai appris à me contenter de ce que j'aime »). Comme une nouvelle (ancienne) philosophie à éprouver et mettre en pratique pour éviter les saccages du pire et s'autoriser au passage le meilleur. Le Pays des Merveilles, ce pourrait être celui d'un autre monde possible. La nature et le passé étant invincibles, reste la musique et la poésie pour tenter d'infléchir l'avenir incertain tapi derrière le miroir qu'ils offrent.

Alela Diane mercredi 8 février à La Source (Fontaine); complet


<< article précédent
"En avant toutes", « un spectacle féministe et ludique sur les femmes oubliées de l’Histoire »