Oblivion

Après "Tron l'héritage", Joseph Kosinski avait toutes les cartes en main pour confirmer son statut de nouveau maître de la SF avec cette adaptation de son propre roman graphique. Hélas, le voilà rattrapé par son fétichisme kubrickien, qu'il tente vainement de transformer en blockbuster à grand spectacle. Christophe Chabert


Dans une des pubs qui l'avaient fait connaître, Joseph Kosinski s'amusait à faire circuler le spectateur dans la reproduction virtuelle de l'hôtel Overlook imaginé par Stanley Kubrick pour Shining. Dans Tron l'héritage, qui marquait ses débuts prometteurs au cinéma, il recréait la chambre de 2001 et envoyait ses personnages dans un bar qui ressemblait comme deux gouttes de lait à celui d'Orange mécanique. Autant dire que Kosinski fait une fixette sur l'immense Stanley ; ce qu'on ne lui reprochera pas, loin de là, mais disons qu'il faut avoir les épaules solides pour oser se mesurer à un tel monument.

Face à Oblivion, qui croule sous les références à 2001 — jusqu'au nom d'une des boîtes de production du film, Monolith Pictures ! — on ne peut que constater que cette obsession est filtrée par une culture geek avec laquelle elle ne fait pas forcément bon ménage. Et que l'univers visuel et virtuel de Tron collait dans le fond beaucoup mieux à l'héritage kubrickien que le rétrofuturisme de cette Terre dévastée, hantée par des aliens mystérieux et surveillée par un couple trop parfait pour être honnête.

Kubrick : l'héritage

Oblivion affiche assez vite son ambitieux programme : imaginer un monde qui serait à la fois un assemblage ingénieux de décors existants — désert de sable, océan, petite maison en bord de lac… et une pure invention visuelle, puis se promener à l'intérieur avec la plus grande familiarité, comme une routine sans affect. C'est ce que fait son héros Jack Harper : après une guerre nucléaire perdue contre une civilisation extra-terrestre, les humains ont été évacués dans un vaisseau pyramidal, laissant la planète aux aliens, tentant seulement de pomper l'eau nécessaire à la survie de l'espèce avec de gigantesques édifices flottants gardés par des drones. Dernier homme sur Terre, Harper partage son quotidien avec une dernière femme, Vika, qui dialogue avec Sally, chef de la mission terminant toutes ses interventions par la question «Est-ce que vous formez une équipe parfaite ?».

Kosinski se plaît à créer des contrastes forts entre l'environnement aseptisé et relativement dédramatisé du couple Jack / Vika et les excursions périlleuses de Harper dans les ruines de la planète, ne laissant que deviner dans la pénombre les «chacals», qui ressemblent plus à des clodos hirsutes qu'à des créatures venues de l'espace. Il y a du twist là-dessous, se dit-on, et on ne sera pas déçu, quoique quand même un peu : à trop vouloir renverser les apparences, Kosinski a tendance à laisser de côté les personnages eux-mêmes, réduits à des figures interchangeables. C'est particulièrement le cas lorsqu'il s'agit des femmes : que Vika soit une image rigide et lisse, c'est logique — même s'il est dommage que ce soit l'incroyable Andrea Riseborough, dont on a pu constater l'ampleur du talent dans Shadow dancer, qui doive du coup retenir son expressivité ; mais lorsque tombe du ciel une humaine mystérieuse incarnée par Olga Kurylenko, dont le personnage est largement laissé en friche par le film, c'est à un beau gâchis que l'on assiste.

On peut ici accuser l'engeance geek de Kosinski, mais on peut aussi blâmer Tom Cruise, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'aime guère se faire voler la vedette par ses partenaires féminines — du moins depuis que Kubrick, toujours lui, l'avait castré de méchante manière dans Eyes wide shut.

Action / Inaction

Mais le plus dommageable dans Oblivion, c'est le désir, très répandu ces temps-ci à Hollywood, de faire rentrer des carrés dans des ronds. Ici, c'est le concept même de SF philosophique, avec tout ce que cela implique de contemplation et de sidération, donc d'inaction, qui doit se déployer dans un cadre de blockbuster avec suspense, poursuites, fusillades et bastons.

Kosinski se dépatouille comme il le peut de ce cahier des charges, avec pour conséquence fâcheuse une sensation de superficialité dans le propos, là où le cinéaste aimerait sans doute qu'on y voit de la prétention intellectuelle. Coincé entre deux définitions contradictoires du spectacle — l'une, plutôt poétique et atmosphérique, travaillant sur des strates de temps et de mémoire comme dans le récent Looper ; l'autre plus hollywoodienne, mais fatalement en deçà de ce que peuvent produire les spécialistes du genre — Oblivion semble chercher d'un bout à l'autre son rythme, son ton et même son identité.

Kosinski a eu le panache d'inventer un monde et d'y construire un récit éminemment personnel, le tout avec les moyens du cinéma mainstream ; il lui reste maintenant à prouver qu'il est capable, comme Fincher ou les Wachowski — on ne remettra pas Kubrick sur le tapis — de détourner la machine hollywoodienne pour des projets vraiment hors norme et hors format.


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