L'ire du roi

Grand maître des épopées théâtrales au long cours, Christian Schiaretti revient à Shakespeare avec "Le Roi Lear", huit ans après "Coriolan", à l'initiative de son acteur-titre, le fascinant Serge Merlin. Retour sur cet impressionnant travail et rencontre avec le metteur en scène et directeur du TNP. Nadja Pobel


L'Opéra de quat'sous, Coriolan, Par-dessus bord, Ruy Blas, Mai, juin, juillet, Une saison au Congo : que ce soit avec des textes classiques (Shakespeare, Hugo) ou contemporains (Brecht, Vinaver, Césaire), voire dans le cadre commandes (à Daniel Guénoun), Christian Schiaretti s'est imposé, au fil des saisons, entre les séries qu'il monte par ailleurs avec sa troupe permanente du TNP (sept comédies de Molière, un triptyque du Siècle d'or espagnol, un diptyque Strinberg récemment), comme un grand ordonnateur de spectacles-chorales. À chaque fois, un constat s'impose : c'est impeccable, si ce n'est impérial. Le Roi Lear ne déroge pas à la règle avec ses vingt-cinq comédiens sur scène, ses quatre heures de jeu et son décor épuré mais diablement intelligent, qui évoque le Globe Theatre dans lequel la pièce fut jouée la première fois en 1606. Un parti pris qui reflète la volonté du metteur en scène de rester fidèle à l'essence même des textes et à leur origine.

Pas question pour lui, au contraire de François Cervantes et ses Clowns, de proposer une adaptation farfelue. Les mots sont ici du grand poète Yves Bonnefoy, qui avait traduit la pièce en 1964, en des vers non rimés pour donner à entendre le plus directement possible la langue de Shakespeare, jamais ampoulée et néanmoins d'une parfaite précision. Ce choix évite de conférer à l'ensemble une préciosité qui desservirait son propos âpre et dense, au risque de rendre certains passages inintelligibles, notamment ceux impliquant le fils légitime de Gloucester, devenu pouilleux et rejeté, l'un des nombreux personnages peuplant le royaume de Lear, roi de Bretagne qui décide de partager ses terres entre ses trois filles en fonction de l'amour qu'elles lui témoignent lors d'un cérémonial public et bien impersonnel. Les deux premières, Goneril et Régane, se voient attribuer le bien après des courbettes et d'hypocrites déclarations alors que la cadette, Cordélia, est bannie faute de savoir exprimer son amour sincère envers son père. «Mais le temps démasquera ce qui se cache dans les plis de la ruse» prévient-elle. Commence alors la longue descente aux enfers de Lear, non plus roi, mais «père de Madame», chassé et déconsidéré par ses deux premières filles d'un égoïsme forcené, y compris l'une vis-à-vis de l'autre.

Le Roi Merlin

Il y a dans ce Lear toutes les contradictions de l'âme humaine. Serge Merlin le porte magistralement, lui confèrant toujours une même grandeur, fut-il abandonné ou, comme en ouverture, hautain et autoritaire ; glissant avec tant de finesse et de justesse vers la folie qu'il efface les frontières entre ses différents états mentaux ; ne se départissant jamais de sa vivacité, même devenu un petit vieillard qui traîne sa frêle carcasse, éructe, chuchote, se révolte et maudit sa progéniture. Pour autant, Merlin n'écrase pas le reste de la distribution. Déjà parce qu'il n'est présent que dans la moitié des scènes, même s'il est constamment question de lui. Et surtout parce qu'il joue en permanence avec les autres. Autour de lui se distinguent ainsi tout particulièrement Philippe Sire, mari de Régane, Vincent Winterhalter, comte de Kent tout en nuances, Philippe Duclos, comte de Gloucester et Christophe Maltot, son fils.

Il faut dire qu'on a déjà beaucoup vu cet acteur inouï qu'est Merlin sur les planches du TNP, sous la direction de Thomas Bernhard (Le Réformateur en 2000, m.s. Engel) ou, l'an dernier, dans une froide Fin de partie de Beckett (par Françon). Peu présent au cinéma mais popularisé grâce à Amélie Poulain (le peintre qui aide Amélie dans son travail de détective, c'est lui), Serge Merlin a littéralement grandi sur les planches, joué sous la direction des plus grands metteurs en scène, de Chéreau à Camus (oui l'écrivain !) en passant par Karge et Bondy, et été l''acteur fétiche de Mathias Langhoff, qui lui a confié certains de ses plus grands rôles. Notamment celui de … Lear, en 1986. Ce qui ne l'empêche pas, au moment des saluts, d'afficher un bonheur de gosse (à quatre-vingt-un ans) incroyablement communicatif.

Lieu unique

Pour faire exister ce texte et le véritable ballet de comédiens qu'il implique, il fallait un espace scénique qui les cadre sans les enfermer. Ce sera une quasi arène, dont les hauts murs tour à tour verrouillent et dévoilent des fenêtres et dont les portes latérales sont autant d'entrées et sorties. Elle permet à Schiaretti de revenir à l'essence même de la création et de transformer cet espace vide (au sens où l'entend Peter Brook), par un jeu de lumières d'une terrible efficacité et le recours à des éléments organiques, en château, en cahute ou en champ de bataille. Quand la terre tombe dans un raffut du diable sur le plateau, lors de l'orage dans la lande, colle aux bottes et se mêle à la paille, elle est bien plus qu'un élément de décor : elle modifie la foulée des soldats, salit Lear et ses compagnons d'infortune, dégage une odeur de humus. Le spectacle en devient sensoriel, gagne en rectitude et prouve, à l'instar de Coriolan ou, plus récemment, d'Une saison au Congo, que l'ascétisme scénique (un seul environnement valant pour tous les lieux de l'action) de Christian Schiaretti ne relève pas d'une faiblesse mais d'une croyance absolue dans l'évocation théâtrale. Et creuse cette veine vilarienne d'un théâtre public pouvant se targuer d'être populaire.

Le Roi Lear
au TNP, jusqu'au samedi 15 février


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