Le Pont des Espions

Quand deux super-puissances artistiques (les Coen et Steven Spielberg) décident de s'atteler à un projet cinématographique commun, comment imaginer que le résultat puisse être autre chose qu'une réussite ?


Voir côte-à-côte les noms des Coen et celui de Spielberg fait saliver l'œil avant même que l'on découvre leur film. Devant l'affiche aussi insolite qu'inédite, on s'étonne presque de s'étonner de cette association !

Certes, Spielberg possède un côté mogul discret, façon "je suis le seigneur du château" ; et on l'imagine volontiers concevant en solitaire ses réalisations, très à l'écart de la meute galopante de ses confrères. C'est oublier qu'il a déjà, à plusieurs reprises, partagé un générique avec d'autres cinéastes : dirigeant Truffaut dans Rencontres du troisième type (1977) ou mettant en scène un scénario de Lawrence Kasdan/George Lucas/Philip Kaufmann pour Les Aventuriers de l'arche perdue (1981) voire, bien entendu, de Kubrick dont il acheva le projet inabouti A.I. Intelligence artificielle (2001).

Et l'on ne cite pas le Steven producteur, qui avait proposé à Scorsese de réaliser La Liste de Schindler, avant que Marty ne le convainque de le tourner lui-même. Bref, Spielberg s'avère totalement compatible avec ceux chez qui vibre une fibre identique à la sienne.

Drôles de cocos

Avec les Coen, l'accord est immédiat : outre du métier, de l'éclectisme et des références culturelles, les trois hommes partagent une même fascination pour cette Amérique des années 1950-1960 dans laquelle ils ont grandi. Et dont ils aiment à reconstituer minutieusement l'ambiance graphique et architecturale (Inside Llewyn Davis ou A Serious Man pour le tandem, Arrête-moi si tu peux pour Spielberg), magnifiant l'élégance d'un "monde perdu" — celui de leur jeunesse enfuie.

Mais, et c'est là que leur démarche revêt tout son intérêt, il ne s'agit pas pour eux d'entonner quelque complainte nostalgique : loin d'idéaliser l'Amérique de la croissance et de la prospérité, sûre d'elle-même et de sa domination économique donc morale, ils s'intéressent à la face B, aux coulisses du rêve. Derrière le Technicolor affleure le contexte anxiogène de la Guerre froide ; une psychose d'État initiée par McCarthy et ses affidés, savamment entretenue depuis. Face au "colosse aux pieds d'argile" soviétique, les États-Unis sont eux aussi un titan dont les genoux fragiles font des castagnettes : l'équilibre de la terreur est réciproque.

Le Pont des Espions rend compte de cette paranoïa ordinaire et absurde, où la peur du Rouge a été tellement bien intériorisée par la population qu'il devient impossible à un avocat d'effectuer son travail sans subir réprobation, intimidations, menaces physiques. Où l'acceptation du risque nucléaire en tant que menace latente est totale — le documentaire Atomic Cafe (1982) de Kevin Rafferty, que l'on reverra avec profit, montre à quel point cette horreur avait été banalisée, enrobée de propagande lénifiante. Voilà sur quelle trame le trio, augmenté du dramaturge Matt Charman au scénario, a tissé son motif.

Leçon d'histoire, leçon de cinéma

L'enjeu du film, ce n'est pas tant de raconter la capture de Rudolf Abel, que défend l'avocat Donovan, jusqu'à son échange contre un agent occidental sur un pont… Tout ceci est déjà affirmé dans le titre — qui mérite une palme du spoiler. Non : son véritable propos, c'est de démontrer que la démocratie étasunienne s'est testée dans sa capacité à juger le plus "intelligemment" possible un agent étranger convaincu d'espionnage sur son sol, et qu'elle a donné naissance à une nouvelle diplomatie, plus efficace (car roublarde) lorsque les voies officielles ont abouti à un cul-de-sac. Cela, grâce à l'intégrité professionnelle de Donovan, devenu paradoxalement protecteur de l'État au nom de la loi… en défendant son client des assauts du FBI !

Construit sur le palabre, la séduction rhétorique et logique, Le Pont des Espions rappelle l'absurdité de certains dialogues de Burn after Reading ou A Serious Man — notamment lorsque l'avocat, officieusement chargé de négocier la libération de prisonniers américains, entame des tractations avec ses pittoresques interlocuteurs russe et est-allemand. Si Tom Hanks, à la fois hâbleur et engoncé, figure joliment ce juriste coutumier des procédures d'assurances, habitué à trouver la faille et à penser de travers pour faire valoir le bon droit de son client — campé par Mark Rylance, le futur Bon Gros Géant, le prochain Spielberg — c'est le réalisateur qui parvient, encore et toujours, à épater par une simple séquence.

Une séquence de fin en apparence neutre pour qui la verrait isolément, d'un homme prenant son train pour aller au travail le matin. En réalité, elle fait référence à deux autres moments-clefs du film, auxquels elle apporte des pendants saisissants. Sans un mot, Spielberg nous fait mesurer la puissance de l'opinion publique comme son extrême labilité et sa porosité au discours des médias. Puis, en à peine moins de vingt secondes, il réactive dans notre mémoire des images terribles du Berlin de l'Est en nous offrant en comparaison les mêmes, carrément anodines, dans le contexte d'une banlieue étasunienne. Ce jeu allusif instantané, qui n'existe que dans l'esprit du spectateur, est une merveille de subtilité et d'écriture cinématographique. Une apogée silencieuse ; une apothéose muette…

Le Pont des Espions
De Steven Spielberg (ÉU, 2h12) avec Tom Hanks, Mark Rylance, Scott Shepherd…


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