Qu'est-ce que c'est ?
Les embouteilleurs indépendants sont des acteurs incontournables du marché du whisky. Distincts des distilleries, ils ne sont pas producteurs dalcool même si les frontières tendent parfois à la porosité, mais achètent des fûts à des distilleries de leur choix. Comparable par certains aspects au négoce dans le vin, cette démarche nen revêt toutefois pas le caractère souvent péjoratif, bien au contraire : la plupart des embouteilleurs jettent leur dévolu sur des fûts de premier choix. Leur métier consiste à dénicher la perle rare parmi les millions de fûts qui sommeillent dans les chais.
Statistiquement, sur une centaine de fûts, 20 seront inutilisables ou presque, bons à recycler ; 70, conformes en tous points cest-à-dire dune qualité irréprochable , iront grossir les rangs des embouteillages dits officiels - cest-à-dire commercialisés par une distillerie ou des whiskies dassemblage (les blended, comme Johnnie Walker ou Chivas par exemple) ; 10 enfin seront dun calibre tout à fait exceptionnel. Cest cette élite quun embouteilleur du moins un bon a pour mission de dénicher. Un travail pointu de sélection donc, mais pas seulement. Tout le talent dun embouteilleur réside aussi dans le fait dapporter sa patte au style habituel dune distillerie, en choisissant des fûts dune certaine typicité des Xérès très marqués, des Hogshead très discrets, par exemple , en assurant une finition dans un type de fût spécifique, ou bien en assurant lui-même le vieillissement de leau-de-vie selon ses propres critères.
Lembouteillage indépendant est donc une manière dapporter un autre éclairage au travail de distilleries bien connues, den faire découvrir des facettes inattendues ou inhabituelles. Cest enfin une excellente manière cest-à-dire la seule de découvrir louvrage de distilleries qui ne commercialisent pas leur whisky directement. Cest le cas de nombreux ténors écossais notamment, dont les whiskies sensationnels ne seraient sinon bus qualliés à dautres dans des whiskies dassemblage.
Orcines, James Eadie, Douglas Laing, Compass Box, The Scotch Malt Whisky Society, Mossburn, Swell de Spirits Le plateau du Lyon Whisky Festival 2024 fait la part belle aux embouteilleurs indépendants. Si ces noms résonnent comme autant de délicieuses promesses aux oreilles des connaisseurs, la plupart des amateurs ont rarement entendu parler de ces maisons. Pas plus quils ne sont familiers avec cette notion, bien particulière au monde des spiritueux. Voici donc tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur lembouteillage indépendant sans jamais oser le demander.
Mon nom est personne
Parmi les enseignes indépendantes les plus célèbres, on peut citer Cadenheads le plus ancien embouteilleur écossais de whisky (1842) , Gordon & MacPhail (1895), Duncan Taylor (1938), Douglas Laing (1949), Signatory Vintage et Wilson & Morgan (1992), Adelphi (1993), et bien entendu Berry Bros & Rudd vénérable négociant en vins et spiritueux basé à Londres, dont la fabuleuse boutique de Saint Jamess Street arbore fièrement le millésime 1698.
Longtemps, ces marques de renommée internationale se sont partagé seules le marché. Peu à peu au cours des trois dernières décennies, dautres acteurs sont venus sy frotter, à linstar dElixir Distillers propriété de Sukhinder Singh, fondateur de The Whisky Exchange (1999), Wemyss (2005), Asta Morris (2009) ou encore Hunter Laing (2013) et James Eadie (2017). Chacune de ces maisons a sa marque de fabrique finitions marquées, vieillissements délicats, embouteillages brut de fût Certaines font même lobjet dun véritable culte, comme ceux de la Prestonfield House, ancêtre de Signatory Vintage aux étiquettes désuètes et aux jus époustouflants. Longtemps, ces spéléologues de lalcool ont pu sans effort ou presque offrir la fine fleur du malt, nayant quà se baisser pour ramasser des productions fabuleuses, vieillies longuement dans des tonneaux de haute futaie.
J'ai compris, c'est pas simple, mais j'ai compris
Voilà pour le décor, rien de bien compliqué. En apparence. Car malheureusement, les frontières qui vous semblaient bien établies entre distillateurs et embouteilleurs se révèlent parfois floues. Les plus célèbres maisons dembouteillage sont ainsi, parfois, intimement liées à des distilleries.
Cest le cas de Signatory Vintage (propriétaire dEdradour depuis 2002), et de Gordon & MacPhail (qui a racheté Benromach en 1993 puis construit sa propre distillerie, The Cairn, inaugurée en 2022) mais aussi de compagnies plus récentes ou moins connues qui ont-elles aussi fait lacquisition, construit ou reconstruit une distillerie : Elixir Distillers (Tormore puis Portintruan), Ian Macleod (Rosebank) ou encore Douglas Laing (Strathearn), Hunter Laing (Ardnahoe) et Whisky Sponge (Kythe).
La palme revenant à Adelphi, embouteilleur indépendant adulé qui a investi dans lune des plus belles distilleries contemporaines (Ardnamurchan), lentreprise descendant elle-même dune ancienne et regrettée distillerie de Glasgow dénommée Adelphi. Pour comprendre les raisons qui ont amené deux business models extrêmement différents à fusionner, il faut remonter à la genèse de lembouteillage indépendant, et par là même aux origines modestes du whisky, loin du glamour marketing de lultra premium et des records denchères actuels.
Ça a débuté comme ça
Sil y a bien une chose à comprendre sur le whisky, cest quil est enfant de pauvres. Né sur des terres peu fertiles, sa vocation première était daccommoder les restes de céréales de piètre qualité ou en surplus. Mais allez ! De leau bien douce a coulé sous les ponts. Cest pourtant comme un produit ordinaire que le whisky est dabord vendu, denrée parmi dautres sur les étagères dépiciers devenus légendes : citons John Walker à Kilmarnock et bien sûr Gordon & MacPhail à Elgin. Lhistoriographie de cette dernière maison est capitale pour comprendre lembouteillage indépendant jusque dans ses développements les plus récents.
Si les deux marques ont pris des chemins bien différents, elles possédaient un même talent : celui de lire dans lavenir, faisant passer de simples grossistes vendant aussi bien des malts locaux que du café, du vin et du thé au stade de négociants denvergure mondiale. À une époque où la majorité du whisky alimente les blends, la famille Urquhart, pilier de Gordon & MacPhail, anticipe la soif de single malt à venir, et commence à remplir ses premiers fûts au début du XXe siècle, constituant patiemment le plus grand stock indépendant en vieillissement au monde, établissant au passage les standards de lindustrie moderne.
Bien des années plus tard, cest eux encore qui, sentant le vent du sud pousser dans le dos la demande de whisky mondiale, rachètent une distillerie, sécurisant ainsi leurs approvisionnements. Fin ou début ? de lhistoire en 2022 avec louverture officielle de leur distillerie en propre, The Cairn, puis en 2023 avec lannonce tonitruante de ce que personne ne pensait possible : Gordon & MacPhail nembouteillera plus le whisky des autres. Bien sûr, lentreprise écossaise est assise sur un tas dor qui ne samenuisera pas de sitôt. Mais cette décision semble avant-courrière dun nouveau tournant.
Que puis-je connaître ?
Trop de buveurs, pas assez de whisky. Voilà qui résume bien la situation actuelle. Autrement dit : tout le monde semballe. Et notamment les indépendants, directement impactés. Pour les professionnels du secteur, il est même aujourdhui de bon ton davoir son propre embouteillage, ce qui mène au meilleur de vraies maisons, indépendantes et de taille raisonnable, qui proposent à leurs clients des produits dexception rigoureusement sourcés et élevés comme au pire le moindre caviste cherchant à se démarquer, appliquant un tampon sélectionné par sur létiquette de bouteilles choisies sur catalogue pour leur joli minois. Pour le romantisme, il faudra repasser.
Sauf que patatras : devant la pénurie de whisky à grande échelle, les sources se tarissent, et les fûts se font rares amateurs de Caol Ila, courage à vous ! Nous voilà donc devant un problème insoluble : sentant lair du temps, les indépendants se démènent pour se démarquer avec une offre variée et qualitative. Mais la plupart dentre eux payent les fûts de plus en plus cher dans un contexte déjà largement inflationniste pour des fûts de deuxième voire troisième division. Il y a dix ans encore, Mortlach, Linkwood, Caol Ila et autres Clynelish leur tendaient les bras. Cette belle époque est révolue.
Il en va donc du whisky comme du reste : il revient à lamateur de se frayer un chemin dans ce dédale moderne parfois bien obscur. Lanterne dans la nuit des esthètes désirant séclairer, le Lyon Whisky Festival a sélectionné un panel dembouteilleurs connus et moins connus dont tous ont la même mission à cur : vous offrir la plus belle version des whiskies quils aiment. Ils se sont armés pour cela doutils imparables les seuls qui vaillent dans le vacarme ambient : leur nez et leur expérience. Vous pouvez leur faire confiance et vous rendre les yeux fermés sur leurs stands : ils feront des étincelles. Et vous rappelleront aussi que leur travail na de valeur que mis en parallèle avec celui des distilleries. Indépendants ou officiels, même combat : le buveur de whisky ne saurait connaitre quune bannière : celle de la qualité.