On raconte tout à son sujet, et son contraire. On en boit, on en cause, détendus entre amis ou sérieux comme des papes entre passionnés ; les étagères croulent sous le poids des revues et des livres spécialisés ; partout où lon regarde, il pleut des experts. Ici même, dans ce magazine, bien des gens ont été interrogés pour parler de lui ; tout au long du weekend, des ateliers et des conférences vont vous le faire voir sous toutes les coutures. Mais lui, au fond, que pense-t-il de tout cela ? Lui a-t-on jamais posé la question ? Quelquun a-t-il seulement pris un jour la peine de lui parler, dentendre sa version ? Prenons ici le temps de bien faire les choses, et réparons ensemble des années des siècles ! dinjustice. En exclusivité mondiale pour le Lyon Whisky Festival, nous lui donnons la parole. Il est enchanté de vous rencontrer jespère que vous avez deviné son nom.
Tout le monde pense te connaître, mais connait-on jamais quelquun ? Star mondiale ou girl next door, qui es-tu vraiment ?
À vrai dire, je ne suis ni lun ni lautre. De nature plutôt sociable, jai une grande capacité dadaptation à mon environnement. Cest sans doute ce qui a fait ma réputation et mon succès. Mais permettez-moi de me présenter : je suis un homme de fortune, et de goût. Ça peut sembler prétentieux comme ça, mais essayez la version originale, qui sonne vraiment mieux. Ce que je veux dire par là, cest que dès ma naissance jai été privilégié. Ma fabrication, ma consommation étaient réservées à quelques-uns. On me surnommait dailleurs eau-de-vie, et on me consommait comme telle. Longtemps, jai été tenu à lécart du monde, et la vie monastique commençait à me peser. Quelques précurseurs avaient détecté un potentiel chez moi, et jai vécu de belles heures à parcourir les collines des Highlands écossais, mais tout cela devait rester confidentiel. Il ma fallu attendre le XIXe siècle pour commencer à pouvoir enfin sortir dans le grand monde. Grâce à quelques belles rencontres Andrew Usher, John Walker , je suis sorti de la clandestinité, et jai gagné mes galons. Jai connu quelques doutes le scandale Pattinson ; javais peut-être un peu trop confiance en lavenir.
Après une sacrée crise la surproduction de 1983 , je me suis fait plus discret. Je donnais alors le meilleur de moi-même et jétais plus accessible. Aujourdhui, il semblerait que la machine semballe un peu. Sur le long terme tout de même, qui aurait cru que tout cela me serait aussi profitable ! Je mexporte partout même là où on dit ne pas mapprécier, et ma cote ne cesse de défrayer la chronique. Mais qui peut savoir de quoi lavenir sera fait...
Tu es dans les parages depuis de longues, longues années. Tu en as rencontré du beau monde : des rois, des reines, des présidents, des dictateurs, des écrivains, des musiciens Tu pourrais partager quelques souvenirs avec nous ?
Ce sont les avantages de la longévité : jai pu non seulement voir du pays mais également faire des rencontres incroyables. Je nai peut-être quun seul regret au final : ne pas être né suffisamment tôt pour avoir vécu le calvaire de Jésus et la trahison de Ponce Pilate. Jen ai des anecdotes à vous raconter, mais ça, jaurais vraiment aimé le voir de mes propres yeux ! Comme je vous lai dit, ma jeunesse fut longue et studieuse. Jai eu des précepteurs égyptiens, jai fricoté avec des moines irlandais puis écossais. Ce nétait pas drôle tous les jours. Au moins, quand les distillateurs clandestins ont commencé à faire du business avec moi, jai pu me dégourdir un peu les jambes surtout quand les excise men (les douaniers) se baladaient dans les environs ! Mais il ny a pas à dire, cest quand même lère moderne qui a été la plus intense : à partir de la révolution industrielle, on a vraiment commencé à se marrer.
Jai beaucoup aimé la compagnie des artistes, des musiciens en particulier. Bien sûr avec certains, on a un peu abusé et les choses ont mal tourné. Jai tendu bien des pièges à pas mal de troubadours. Quand je repense à ce pauvre Bon Scott, à Lemmy Mais souvent ça se passait très bien : ce nest quand même pas rien dinspirer les plus grands ! Sinatra, Johnny Cash, cétait quelque chose. Avec les Américains globalement, ça a toujours bien fonctionné. Il faut dire que dans un pays dirigé par Washington ou Jefferson très portés sur le sujet , on partait sur de bonnes bases. Évidemment, il y a eu la Prohibition Andrew Volstead, quel faux-jeton ! mais au final, ça a plutôt arrangé mes affaires. Jai aussi assez mal vécu la deuxième guerre mondiale. On me rationnait, cétait la période de vaches maigres. Et tous ces tanks, ces cadavres Heureusement, jai toujours pu compter sur mon vieil ami Churchill, fidèle parmi les fidèles. Avec son rythme de consommation dès le matin au petit déjeuner mes arrières étaient assurés. En ce moment, cest un peu plus compliqué au Royaume-Uni. Le Brexit, ça a quand même mis une sacrée pagaille ; une chance que le bon roi Charles soit porté sur la tourbe !
Pour en revenir aux artistes, je me suis toujours plutôt bien entendu avec les acteurs. Humphrey Bogart, Robert Mitchum, Dean Martin Cétait la classe, on vivait un âge dor. Jai adoré fréquenter les tournages de James Bond aussi. Mon préféré ? Jhésite entre Sean Connery et Daniel Craig, mais les deux ont très bon goût. Le coup du Macallan dans Skyfall, cétait fort ! Mais ceux que jai le plus aimés, cétaient les écrivains. Stimuler limagination des plus grandes plumes, ce nest pas rien. Jai été bien des choses, mais muse, cest vraiment le pied. Mon chouchou ? Francis Scott Fitzgerald. Pendant lécriture de Gatsby le magnifique, on narrêtait pas ! Et Bukowski aussi. Oui, avec Charles, on a bien rigolé. Quelle vie les amis !
Ça, cest le côté lumineux de lhistoire. Mais beaucoup te prêtent une mauvaise influence. On dit même que tu as volé lâme et la foi de plus dun pauvre hère. Quelle est la vraie nature de ton jeu ?
Tout est une question de point de vue. Il faut repenser à Pascal : « Tout le malheur des Hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Jen ai connu des rois sans divertissement ! Et ça finit toujours mal, mais le problème ne vient pas de moi, mais de la relation quon entretient avec moi. Pourquoi suis-je apparu ? Par lingéniosité des Hommes, et leur désir profond de sélever ou de sabaisser. Je vous rappelle quesprit et spiritueux ont la même étymologie. La distillation est un art hautement spirituel, un des nombreux dons prométhéens qui ont permis à lhumanité déchapper à sa condition. Pour le meilleur comme pour le pire. Cest la même histoire depuis la nuit des temps. Jai inspiré les plus grands, je peux procurer une joie et un contentement profonds, un état proche de la mystique ; je sais également suggérer des chemins de traverse, ravir des destinées et envahir les pensées des cerveaux les plus puissants. Nest-ce pas vrai de toute nourriture terrestre ?
Aujourdhui, on te retrouve dans presque toutes les cultures et dans tous les milieux sociaux, dans des circonstances dune variété inouïe. Te sens-tu plus à laise en carafe de cristal, parmi la haute société, ou consommé au goulot par la contre-culture ?
Le secret de ma réussite tient dans ma polyvalence. En toute modestie, je crois que personne nest capable de rivaliser avec ma capacité à satisfaire un aussi grand nombre de gens différents. Je peux prendre de multiples aspects, revêtir différentes couleurs, me faire tendre ou tonitruant ; je sais me répandre en mille nuances toutes plus subtiles et raffinées les unes que les autres, mais je sais aussi faire preuve dun redoutable esprit de synthèse : sil faut aller droit au but, jy vais, pas besoin de fioritures ni de décorum.
Après tout, on na pas tous envie des mêmes choses ; une même personne peut aussi avoir des désirs différents en fonction du moment. Cest là la beauté de la chose : japprécie autant la compagnie des marginaux torturés que des esprits les plus délicats ; japprécie le moelleux dune banquette de palace comme le backstage dune salle de concert. Mon habileté à me faire de nouveaux amis est sans limite. La contrepartie de tout cela est que jai parfois une trop grande empathie, une élasticité un peu trop prononcée. Je peux me donner pour trois fois rien, mais ce nest pas toujours des plus agréables. Il faut savoir faire des compromis, et reconnaître ses défauts. Je vous ai dit être un homme de fortune et de goût, mais on peut trouver ces choses-là en bien des endroits et de bien des manières.
Tu as traversé de nombreuses époques. La période actuelle est plutôt faste, et ta réputation va bon train. Que penses-tu de tout ça, et as-tu un conseil à nous donner ?
Passer du statut de médicament à celui de nectar, en passant par celui de poison, même en plusieurs siècles, cest un drôle de destin. Mais ça donne du recul. Les modes viennent puis passent, on touche le firmament puis on chute dans le caniveau. Tout ça est très relatif. Mais au final, il ne faut jamais oublier de quoi on parle : de leau, des levures, et des céréales. Ne vous méprenez pas : ça peut être somptueux. Quand un distillateur maîtrise son art, on tutoie les cimes. Mais tout de même, quand je vois les chiffres de certaines ventes aux enchères Il y a des limites à tout. Laissez-moi vous le redire une dernière fois, cest important : je suis un homme de fortune et de goût. Alors, si vous me croisez, faites preuve de compassion et de respect. Mais faites aussi preuve de discernement et de distinction. Ou je pourrais bien memparer de votre âme et de votre destin, comme je lai fait avec tant dautres. Jespère que maintenant, vous devinez mon nom