Avez-vous plus de 18 ans ?

Lyon Whisky Festival 2025

Entretien avec un empire

On raconte tout à son sujet, et son contraire. On en boit, on en cause, détendus entre amis ou sérieux comme des papes entre passionnés ; les étagères croulent sous le poids des revues et des livres spécialisés ; partout où l’on regarde, il pleut des experts. Ici même, dans ce magazine, bien des gens ont été interrogés pour parler de lui ; tout au long du weekend, des ateliers et des conférences vont vous le faire voir sous toutes les coutures. Mais lui, au fond, que pense-t-il de tout cela ? Lui a-t-on jamais posé la question ? Quelqu’un a-t-il seulement pris un jour la peine de lui parler, d’entendre sa version ? Prenons ici le temps de bien faire les choses, et réparons ensemble des années — des siècles ! — d’injustice. En exclusivité mondiale pour le Lyon Whisky Festival, nous lui donnons la parole. Il est enchanté de vous rencontrer — j’espère que vous avez deviné son nom.

Tout le monde pense te connaître, mais connait-on jamais quelqu’un ? Star mondiale ou girl next door, qui es-tu vraiment ?

À vrai dire, je ne suis ni l’un ni l’autre. De nature plutôt sociable, j’ai une grande capacité d’adaptation à mon environnement. C’est sans doute ce qui a fait ma réputation et mon succès. Mais permettez-moi de me présenter : je suis un homme de fortune, et de goût. Ça peut sembler prétentieux comme ça, mais essayez la version originale, qui sonne vraiment mieux. Ce que je veux dire par là, c’est que dès ma naissance j’ai été privilégié. Ma fabrication, ma consommation étaient réservées à quelques-uns. On me surnommait d’ailleurs eau-de-vie, et on me consommait comme telle. Longtemps, j’ai été tenu à l’écart du monde, et la vie monastique commençait à me peser. Quelques précurseurs avaient détecté un potentiel chez moi, et j’ai vécu de belles heures à parcourir les collines des Highlands écossais, mais tout cela devait rester confidentiel. Il m’a fallu attendre le XIXe siècle pour commencer à pouvoir enfin sortir dans le grand monde. Grâce à quelques belles rencontres — Andrew Usher, John Walker —, je suis sorti de la clandestinité, et j’ai gagné mes galons. J’ai connu quelques doutes — le scandale Pattinson — ; j’avais peut-être un peu trop confiance en l’avenir.

Après une sacrée crise – la surproduction de 1983 –, je me suis fait plus discret. Je donnais alors le meilleur de moi-même et j’étais plus accessible. Aujourd’hui, il semblerait que la machine s’emballe un peu. Sur le long terme tout de même, qui aurait cru que tout cela me serait aussi profitable ! Je m’exporte partout même là où on dit ne pas m’apprécier, et ma cote ne cesse de défrayer la chronique. Mais qui peut savoir de quoi l’avenir sera fait...

Tu es dans les parages depuis de longues, longues années. Tu en as rencontré du beau monde : des rois, des reines, des présidents, des dictateurs, des écrivains, des musiciens… Tu pourrais partager quelques souvenirs avec nous ?

Ce sont les avantages de la longévité : j’ai pu non seulement voir du pays mais également faire des rencontres incroyables. Je n’ai peut-être qu’un seul regret au final : ne pas être né suffisamment tôt pour avoir vécu le calvaire de Jésus et la trahison de Ponce Pilate. J’en ai des anecdotes à vous raconter, mais ça, j’aurais vraiment aimé le voir de mes propres yeux ! Comme je vous l’ai dit, ma jeunesse fut longue et studieuse. J’ai eu des précepteurs égyptiens, j’ai fricoté avec des moines irlandais puis écossais. Ce n’était pas drôle tous les jours. Au moins, quand les distillateurs clandestins ont commencé à faire du business avec moi, j’ai pu me dégourdir un peu les jambes — surtout quand les excise men (les douaniers) se baladaient dans les environs ! Mais il n’y a pas à dire, c’est quand même l’ère moderne qui a été la plus intense : à partir de la révolution industrielle, on a vraiment commencé à se marrer.

J’ai beaucoup aimé la compagnie des artistes, des musiciens en particulier. Bien sûr avec certains, on a un peu abusé et les choses ont mal tourné. J’ai tendu bien des pièges à pas mal de troubadours. Quand je repense à ce pauvre Bon Scott, à Lemmy… Mais souvent ça se passait très bien : ce n’est quand même pas rien d’inspirer les plus grands ! Sinatra, Johnny Cash, c’était quelque chose. Avec les Américains globalement, ça a toujours bien fonctionné. Il faut dire que dans un pays dirigé par Washington ou Jefferson — très portés sur le sujet —, on partait sur de bonnes bases. Évidemment, il y a eu la Prohibition — Andrew Volstead, quel faux-jeton ! — mais au final, ça a plutôt arrangé mes affaires. J’ai aussi assez mal vécu la deuxième guerre mondiale. On me rationnait, c’était la période de vaches maigres. Et tous ces tanks, ces cadavres… Heureusement, j’ai toujours pu compter sur mon vieil ami Churchill, fidèle parmi les fidèles. Avec son rythme de consommation — dès le matin au petit déjeuner — mes arrières étaient assurés. En ce moment, c’est un peu plus compliqué au Royaume-Uni. Le Brexit, ça a quand même mis une sacrée pagaille ; une chance que le bon roi Charles soit porté sur la tourbe !

Pour en revenir aux artistes, je me suis toujours plutôt bien entendu avec les acteurs. Humphrey Bogart, Robert Mitchum, Dean Martin… C’était la classe, on vivait un âge d’or. J’ai adoré fréquenter les tournages de James Bond aussi. Mon préféré ? J’hésite entre Sean Connery et Daniel Craig, mais les deux ont très bon goût. Le coup du Macallan dans Skyfall, c’était fort ! Mais ceux que j’ai le plus aimés, c’étaient les écrivains. Stimuler l’imagination des plus grandes plumes, ce n’est pas rien. J’ai été bien des choses, mais muse, c’est vraiment le pied. Mon chouchou ? Francis Scott Fitzgerald. Pendant l’écriture de Gatsby le magnifique, on n’arrêtait pas ! Et Bukowski aussi. Oui, avec Charles, on a bien rigolé. Quelle vie les amis !

Ça, c’est le côté lumineux de l’histoire. Mais beaucoup te prêtent une mauvaise influence. On dit même que tu as volé l’âme et la foi de plus d’un pauvre hère. Quelle est la vraie nature de ton jeu ?

Tout est une question de point de vue. Il faut repenser à Pascal : « Tout le malheur des Hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». J’en ai connu des rois sans divertissement ! Et ça finit toujours mal, mais le problème ne vient pas de moi, mais de la relation qu’on entretient avec moi. Pourquoi suis-je apparu ? Par l’ingéniosité des Hommes, et leur désir profond de s’élever — ou de s’abaisser. Je vous rappelle qu’esprit et spiritueux ont la même étymologie. La distillation est un art hautement spirituel, un des nombreux dons prométhéens qui ont permis à l’humanité d’échapper à sa condition. Pour le meilleur comme pour le pire. C’est la même histoire depuis la nuit des temps. J’ai inspiré les plus grands, je peux procurer une joie et un contentement profonds, un état proche de la mystique ; je sais également suggérer des chemins de traverse, ravir des destinées et envahir les pensées des cerveaux les plus puissants. N’est-ce pas vrai de toute nourriture terrestre ?

Aujourd’hui, on te retrouve dans presque toutes les cultures et dans tous les milieux sociaux, dans des circonstances d’une variété inouïe. Te sens-tu plus à l’aise en carafe de cristal, parmi la haute société, ou consommé au goulot par la contre-culture ?

Le secret de ma réussite tient dans ma polyvalence. En toute modestie, je crois que personne n’est capable de rivaliser avec ma capacité à satisfaire un aussi grand nombre de gens différents. Je peux prendre de multiples aspects, revêtir différentes couleurs, me faire tendre ou tonitruant ; je sais me répandre en mille nuances toutes plus subtiles et raffinées les unes que les autres, mais je sais aussi faire preuve d’un redoutable esprit de synthèse : s’il faut aller droit au but, j’y vais, pas besoin de fioritures ni de décorum.

Après tout, on n’a pas tous envie des mêmes choses ; une même personne peut aussi avoir des désirs différents en fonction du moment. C’est là la beauté de la chose : j’apprécie autant la compagnie des marginaux torturés que des esprits les plus délicats ; j’apprécie le moelleux d’une banquette de palace comme le backstage d’une salle de concert. Mon habileté à me faire de nouveaux amis est sans limite. La contrepartie de tout cela est que j’ai parfois une trop grande empathie, une élasticité un peu trop prononcée. Je peux me donner pour trois fois rien, mais ce n’est pas toujours des plus agréables. Il faut savoir faire des compromis, et reconnaître ses défauts. Je vous ai dit être un homme de fortune et de goût, mais on peut trouver ces choses-là en bien des endroits et de bien des manières.

Tu as traversé de nombreuses époques. La période actuelle est plutôt faste, et ta réputation va bon train. Que penses-tu de tout ça, et as-tu un conseil à nous donner ?

Passer du statut de médicament à celui de nectar, en passant par celui de poison, même en plusieurs siècles, c’est un drôle de destin. Mais ça donne du recul. Les modes viennent puis passent, on touche le firmament puis on chute dans le caniveau. Tout ça est très relatif. Mais au final, il ne faut jamais oublier de quoi on parle : de l’eau, des levures, et des céréales. Ne vous méprenez pas : ça peut être somptueux. Quand un distillateur maîtrise son art, on tutoie les cimes. Mais tout de même, quand je vois les chiffres de certaines ventes aux enchères… Il y a des limites à tout. Laissez-moi vous le redire une dernière fois, c’est important : je suis un homme de fortune et de goût. Alors, si vous me croisez, faites preuve de compassion et de respect. Mais faites aussi preuve de discernement et de distinction. Ou je pourrais bien m’emparer de votre âme et de votre destin, comme je l’ai fait avec tant d’autres. J’espère que maintenant, vous devinez mon nom…

L'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération, dégustations interdites aux mineurs.
Remonter