Il a fallu pourtant ces dernières années serrer les dents, et pas seulement dans le monde brassicole. Coûts des matières premières et de l'équipement qui flambent, énergie qui double de prix. Une conjoncture difficile et pourtant le nombre de brasseries qui s'obstine à grossir. Comme si la foi restait intacte, une passion trop brûlante. Chacun ici a sa recette pour creuser son sillon. Pas de solution miracle, mais une myriade de trajectoires, de manières de faire, et de propositions à boire ; preuve s'il en est de la fête qu'incarne désormais le mouvement craft sous nos latitudes. Il y a de quoi en effet célébrer dans cette diversité, dans cette persévérance, dans cette capacité d'invention qui caractérisent les amoureux de la tradition brassicole. Il faut donc s'embarquer avec celles et ceux qui tiennent contre vents et marées, avec celles et ceux aussi qui se lancent dans l'aventure. Tout le monde peut mettre son grain de sel dans ce monde de la bière artisanale, qui ne demande qu'à être de plus en plus vaste. Amies et amis, levons l'ancre !
VIVE LA CRISE ! Brasser, distribuer, rencontrer son public. Il fallait en vouloir. Au confinement et à la fermeture des bars a suivi la volatilité des coûts. Malts, houblons, mais surtout verre et énergie. Les plus petites structures, pas toujours les mieux armées pour négocier les tarifs, ont dû absorber le choc. Résister. Aujourd'hui, on voudrait croire que la situation s'est stabilisée, et que le plus dur est ainsi passé. « Un état de fait s'est installé », admet pourtant Pierre Schneider de Mappiness. Comprendre : produire coûte plus cher, c'est une donnée, et c'est de là qu'il faut partir. En avant.
Pour beaucoup il est « hors de question d'augmenter les prix ! » car « vendre cher serait un non-sens ». La bière artisanale doit rester un produit abordable, convivial, simple, buvable en toutes circonstances et pour autant qualitatif, tout cela accompagne l'idée de la bonne bière telle qu'elle devrait être. Des valeurs d'autant plus importantes au moment où les industriels tentent de grignoter depuis quelques années sur la filière artisanale, en en imitant les produits. Pourtant à prix équivalent (car les industriels aiment leurs marges), quelles raisons encore de préférer un mastodonte à une brasserie locale ?
Autre conséquence, à la fois de la crise, et d'un secteur qui mûrit, la qualité d'une bière artisanale se doit aujourd'hui d'être irréprochable. Compte tenu du nombre de propositions, d'offres, de structures, impossible de faire les mêmes erreurs qu'il y a 10 ans, aux heures des balbutiements de la craft en France. « Les produits doivent être impeccables, et se démarquer », comme l'assure Lara Young de VIF. Qualité, accessibilité et singularité donc. Voilà pour quelques premiers ingrédients.
PERSISTER S'il a fallu et s'il faudra encore persister, c'est qu'aucun modèle n'est hégémonique quant à la conduite à tenir. Et fort heureusement d'ailleurs. Les solutions se cherchent, s'éprouvent, s'adaptent en fonction des particularités locales ou des structures. On peut jouer sur les styles, sur les genres bien sûr, mais aussi sur les process, sur les façons de distribuer, sur les échelles : il y a fort à faire pour satisfaire tout le monde. Les recettes des uns et c'est le cas de le dire ne sont pas forcément celles des autres. Des options et des pistes plurielles donc, où l'ingéniosité et l'adaptabilité priment, afin de sortir du lot.
Une première tendance, aujourdhui incontournable, c'est l'intégration d'une démarche à valeur écologique. Se fournir au plus proche, pour les malts et les houblons notamment dont les filières françaises commencent enfin à pouvoir répondre à la demande. On ne compte plus les brasseries travaillant avec des produits hexagonaux, locaux quand c'est possible, et biologiques de plus en plus (avec ou sans label d'ailleurs, comme nous le rappelle justement l'iconoclaste faiseur de bières vivantes Sébastien Poggio de SPO). Au plus près de chez nous, la Malterie Ardéchoise aura fait l'effet d'une bouffée d'air, en proposant entre autres du malt bio, utilisé notamment chez Mappiness ou chez Nomade. Pour ces derniers, brasser intégralement en bio est d'ailleurs la clé pour rester fidèle à une éthique de production, qui fidélise non moins de consommateurs.
état des lieux [...] La craft n'est pas morte : voilà qui frappe d'évidence aux portes de cette 7e édition de Lyon Bière Festival. Résilience, vitalité même, pour un secteur animé d'un feu inaltérable. Faire de la bonne bière, et de la belle manière, encore et toujours. Persister.
« Un état de fait s'est installé » Si un nud se joue toujours au niveau de la distribution, Nomade a par exemple choisi de ne diffuser qu'en région lyonnaise : en effet « il y a de l'offre partout maintenant », donc pourquoi prendre la place de quelqu'un d'autre plus loin ? Leur approche leur permet de se positionner sur un réseau d'épiceries et de revendeurs sensibles à la démarche. Celle-ci d'ailleurs ne s'arrête pas là, et englobe notamment la question du conditionnement. Consignation et réemploi du verre, au travers de l'initiative Rebooteille, qui s'ils correspondent initialement à un choix éthique (« ce n'est pas forcément moins cher ») ont pu se révéler payant au plus dur de la crise d'approvisionnement en contenant neufs. « À un moment, tout le monde fonctionnera sûrement comme ça » espère pour le mieux Lauriane Buisson de chez Nomade.
Pour être plus économes, et tenir ferme sur un plafond de prix de vente, les plus solides ont dû travailler sur une négociation des prix auprès des fournisseurs. Et aussi parfois augmenter le volume, comme chez les drômois de Pleine Lune : manière encore de baisser les coûts d'échelle, sans impacter le consommateur. D'autres ouvrent de nouvelles expérimentations techniques. Brasser en consommant moins par exemple, comme d'aucuns le testent actuellement avec des ébullitions moins longues, des empâtages plus légers. Vertueuses tentatives, dont les résultats seront bientôt à découvrir. Ou encore adopter une plus grande souplesse sur la confection des recettes, être capable de revoir la copie originale, pour tirer le meilleur parti des moyens du bord et de l'état des stocks. Innover, s'adapter, ré-inventer, faire avec les produits disponibles, avec les partenaires proches comme l'assume Mappiness pour ne pas être chevillé à des schémas d'approvisionnement parfois obsolètes.
CREUSER SON SILLON Mais d'autres voies sont encore à tracer. Autres orientations et autres singularités, et autant de combinaisons possibles. La spécificité et l'excellence du produit restent pour commencer des marqueurs déterminants, à l'heure d'une hyper-profusion brassicole. Tous le disent sans se leurrer, « il faut arriver à se démarquer ». Car les places, si elles restent nombreuses, sont vu le monde sur la corde à linge désormais chères.
Chez VIF, jeune installation bourguignonne, on a décidé de miser sur l'univers des crafts US, et (contrepied) sur les Lagers de fermentation basse d'ascendance teutonne. Par amour pour ces genres bien sûr, et en déplorant le peu d'offres correspondantes alors dans la région. Du haut-de-gamme, mais là encore sans tarif prohibitif. La West Coast IPA l'une des vedettes de cette 7e édition de Lyon Bière Festival est ainsi ce style californien « cuivré et ambré, à l'amertume franche, résineux, herbacé ; très houblonné mais peu opulent » comme l'explique Lara de VIF. Une alternative à l'indéboulonnable IPA, et autres bières très aromatiques ou à la sucrosité marquée, stars incontestées du marché craft hexagonal.
Comme nous l'indique Lara, « le marché ici a quelques années de retard sur ce qui se fait aux US » ; les habitudes et les palais n'étant pas encore autant aiguisés qu'outre-atlantique, où l'héritage craft est plus profond, plus ancien. Pas une raison bien sûr de bouder l'IPA, déjà parce que c'est excellent, mais aussi par pragmatisme : le genre reste une valeur sûre, un plus indubitable dans un catalogue. Autre monde, que VIF cherche là aussi à relier, celui de la Lager (le second style phare de ce festival). Ces bières de tradition bavaroise fermentant à basse température, « désaltérantes, subtiles, élégantes, accessibles », loin de l'image édulcorée qu'en on fait les géants de supermarché.
« Il y a des blondes, des ambrées, des brunes » qui ne demandent qu'à retrouver leurs lettres de noblesse, pour peu qu'on prenne le temps de les réapprendre, à boire comme à faire. Un genre extraordinaire, dont on annonce depuis quelques années l'arrivée fracassante en France, mais qui ne passera pas sans une certaine éducation à ses spécificités authentiques. Lara toujours : « difficile en effet de proposer de la Lager au tarif de l'artisanal », vu l'imaginaire que l'indus lui a collé à la peau, « surtout que le process est spécifique » et qu'il n'est pas toujours facile de fonctionner sur une installation entre fermentations hautes et basses. À suivre donc.
D'autres encore ont pris de radicales tangentes. C'est ce que nous raconte Sébastien de SPO, depuis la vallée de Munster, qui ouvre la voie avec quelques autres adeptes aux bières vivantes. Installé en nano-brasserie depuis 2021, Sébastien s'attache à récolter les fruits de fermentations mixtes, sauvages ou naturelles, et de vieillissements en barriques ou amphores, piochés dans le terroir alsacien. Des produits sans concessions, chargés d'un travail patient (« de 8 à 12 mois dans les tonneaux »), qui s'adressent à un public curieux et impliqué. Des bières qui déploient aussi une façon de faire singulière, faite de réemploi et de partenaires locaux, avec une installation technique sans proportion avec une brasserie dernier cri. Un modèle plus modeste en un sens, inspirant, centré sur la construction d'un terroir, et qui permet à Sébastien d'absorber à sa mesure les chocs actuels. « J'ai commencé au bon moment » conclut-il.
LE RÔLE DES BUVEURS, LA PLACE DES PASSIONNÉS En somme, c'est bien du lien à construire entre l'artisan, l'amateur, le buveur curieux et le profane, dont il est fondamentalement question pour installer durablement le brassage indépendant dans le paysage. Pas de brasseries sans assoiffés, pas de basculement depuis le tout indus sans rencontre entre la craft et son public.
Là aussi, de nouveaux modèles se font une place. De la taproom au brewpub, les initiatives qui proposent de boire là où l'on produit font des émules. Lieux de partage et lieux de contact, ils incarnent, en des zones parfois avares en propositions comme chez Nomade à nouveau, un rendez-vous plébiscité au-delà des purs et durs. « Au début, c'était en même temps que les brassins, on devait jongler » : peu pratique. Puis rapidement « ça a grossi », témoignant d'un soutien renouvelé des gens du coin. Proposant désormais comme nombre de consorts ayant développé cette activité concerts, animations, dégustations, la taproom « aide beaucoup à tenir », en faisant le lien direct entre le producteur et le consommateur. Une idée qui n'infuse pas qu'en périphérie ou en ruralité mais aussi en pleine ville, où l'on s'acharne à combiner brasserie urbaine et accessibilité publique, comme à celle de l'Amour (Villeurbanne), ou de lÊtre (Paris). Là encore, événements et soirées viennent rythmer la vie du lieu. Pour les second, la mutualisation (avec les sans-alcools d'Archipel Kombucha) vient même s'en mêler, offrant la perspective d'installations plus mixtes, plus polyvalentes, plus ouvertes.
Aller au contact des amatrices et des amateurs de la boisson, voilà ce qui devait déjà guider Mappiness lors du premier confinement, maraudant avec leur Jumpy à la recherche de pintes à livrer aux mélancoliques de l'apéro. Comme Pierre aime le rappeler : « nous ce qu'on aime d'abord, c'est les bars, la bière comme moment social ». Un point de passage donc, un événement. Pierre insiste pour dire qu'il y a quelque chose de l'ordre de la pédagogie à faire pour rassembler sous nos latitudes brasseurs et buveurs. Qu'il s'agit pour chacun de se poser la question du modèle qu'il veut, pour ce qu'il souhaite boire. De décider d'où il flèche sa dépense. Et il est vrai qu'à l'heure de l'alignement des indus sur les produits et les tarifs artisanaux, mais surtout des enjeux globaux humains, écologiques, sociétaux quant à toute activité productive, on aurait tort de ne pas lui donner raison. Lara de VIF nous parlait déjà de cette dimension d'accompagnement que devait porter le monde brassicole artisanal. Qui, à force de produits singuliers, de démarches humaines et soutenables, ne devait cesser de chercher à convaincre les férus de bière de regarder de leur côté. D'ailleurs, Hoppy Road ou Mappiness, l'ont bien résumé : voilà le sens de ce Lyon Bière Festival, une célébration de cette possible rencontre. Bienvenue !