Dun catalogue de bières à lautre, difficile de faire son choix et, disons-le franchement, parfois la différence. Comment, dans cette jungle-là, proposer (ou trouver) un produit qui se distingue et qui tranche ? Recettes éphémères et autres expérimentations de niche bariolent le marché, au risque aussi de tourner en rond. Si la nouveauté s'affiche en grandes lettres, lâge des pionniers du craft a pourtant et très sûrement encore beaucoup à nous apprendre.
Doù un nécessaire retour aux bases, un travail darchéologie sur ce qui fonde lactivité de brassage artisanal puisque cest bien de cela dont il est question. Comment sorienter dans le labyrinthe qui mène à une bière incontestablement authentique ? Le terme craft, comme celui dartisanal porte désormais sans doute une dimension polémique, faute de critères unanimes. Volume produit ? Process de fabrication ? Source des matières premières ? Modèle économique ? Recettes ? La confusion profite à toutes les opérations marketing, plus ou moins légitimes dailleurs. Cest pourquoi il importe de questionner ce qui fut létat desprit à l'origine du craft, origine que lon peut à défaut de se repasser les 10 000 ans dhistoire de la fermentation situer, pour la France, au milieu des années 90. A lépoque les brasseries indépendantes se comptent sur le bout des doigts, mais s'échinent à raviver des traditions séculaires de genres, typologies, recettes régionales, avant que nexplose au milieu des années 2000 un regain d'intérêt pour la bière artisanale.
La bière est prosaïquement un assemblage deau, de malts, de houblons, et de levures un produit vivant. Pour autant, comme le rappelle Christophe Gillard, "la bière d'aujourd'hui n'est plus liée au sol. À de rares exceptions près rien ne provient du lieu de brassage, les houblons arrivent de loin et il en est de même pour les céréales. C'est une boisson qui reste peu tributaire de son environnement proche, sauf pour les lambics qui sont fermentés avec des levures ambiantes. Plus que de terroir, pour la bière il faudrait parler de territoire." Ainsi, les genres traditionnels sont des concentrés dhistoires, à la croisée de déterminismes géographiques et dune sédimentation dacquis techniques. Chaque type a quelque chose à nous raconter. Et cest bien par là que la bière nous attrape et nous séduit, que lon soit connaisseur ou simple amateur. À partir de ce savoir-faire là, de ce craft en anglais, qui fait quautour du lien entre une pratique et un lieu une bière fait sens. Brasser artisanalement, cest encore toute une philosophie pratique. Pour beaucoup un mode de vie : en indépendant, et une birfucation pour ceux de la première heure comme Daniel Thiriez. Cest aussi laventure humaine dune éthique dartisan qui charge une boisson de quelque chose de plus. Cest toujours cette valeur ajoutée que lon vient chercher et qui inscrit les bières que lon aime dans un paysage fait de passionnés, de défricheurs et dacharnés.
REMETTRE LHUMAIN AU CENTRE
Qui dit bière artisanale dit donc artisan. Un point sur les i qu'il n'est pas futile de rappeler. « Je me définis comme Maître Artisan ! Mais même cette étiquette nous est volée par les géants. Donc on a fini par se définir comme une brasserie familiale : ça dit que c'est petit, que c'est fait chez nous ! » (Daniel Thiriez). Un champ de bataille. Pour cet éclaireur, qui a lancé ici parmi les toutes premières brasseries indépendantes de la nouvelle vague (en 1996), il fallait d'abord trouver une harmonie, une continuité, entre le lieu et le temps pour la vie et pour le travail. « Partir à la campagne » et sinscrire dans un métier avec une sincère maîtrise de lactivité, à lépoque avec des moyens limités et en ressuscitant des recettes anciennes mais puissantes : « Les industriels cherchent la qualité dans le process de standardisation : la couleur, la pétillance. Le goût doit être exactement le même à chaque fois. Nous la qualité, on la met ailleurs, au niveau des ingrédients : ça fait un produit différent. ». Le fait de faire un pas de côté vis-à-vis des industriels, cela reste un critère fondamental au moment de choisir une bière, surtout à lheure où les grands groupes revendiquent eux-aussi létiquette artisanale.
Chaque type de bière a quelque chose à nous raconter
Comme un cri du cur et un mot dordre. Revenir aux fondamentaux, retrouver lessentiel, renouer avec les classiques. Daniel Thiriez n'apprécie pas spécialement le terme micro-brasserie, qui centre le débat sur la capacité de production. Cest aussi lavis de Christophe Gillard : « Si on brasse 50L avec des intrants chimiques, cest craft ? Si un groupe brassicole place trois types à la tête dune petite installation, cest craft ? ». À l'évidence non. Le critère dindépendance économique dessine dabord une limite avec le monde des groupes brassicoles. Pas de quoi entamer une guerre pour Daniel Thiriez, selon qui l'offre s'est, un temps en tout cas, complétée. Néanmoins, à leffort de stabilité du produit industriel répond son inévitable uniformisation. Et les amateurs savent combien on doit à lindustrie le galvaudage de genres nobles tels que la Lager, la Pils, ou encore les bières de tradition du Nord de la France. Et cest sans compter sur les nombreuses opérations de rachat que connaissent plus récemment certaines petites brasseries tendances : les grands groupes entendent bien mettre un peu d'ordre, et la main sur le trésor de guerre.
Aussi, cest justement lécart permis par labsence dobligation absolue de standard, en plus de cette différence déconomie déchelle, qui donne au brasseur artisanal sa liberté. Pour Christophe Gillard, il sagit de « résister » et assumer une singularité qui sinscrit moins dans un suivisme des tendances que dans la poursuite dune créativité propre. « Un brasseur cest celui qui fait ses bières comme il lentend, et comme il le sent. ». Artisan veut encore dire travailler la qualité de lensemble des produits au fil des étapes de fabrication : les levures bien sûr, orfèvres de la fermentation et dont la souche fraîche signifie pour bien des brasseurs la signature dune maison , mais aussi les malts et les houblons pour qui des projets de productions indépendantes continuent de se monter. On retrouve là la mentalité de défricheur des débuts, de celui qui accepte de se trouver à contre-courant, en proposant un produit frappé d'unicité. Cest peut-être aussi par cela que chaque bière et chaque brasseur peut trouver son identité, en ne répondant pas à tous les goûts. Il y a en plus, immanquablement, lattachement à la dimension humaine derrière la passion du brassage. Une dimension que quelqu'un comme Christophe Gillard considérait comme déterminante pour la sélection de son avant-gardiste cave arlonnaise (et dimension que contribuent sûrement à effacer les très hypes et influents sites de notation). La bière reste bien un processus percé de réalités humaines et dalchimie fragile, qui nous la rendent aimable au-delà des velléités purement commerciales. Au final, comme le dit Daniel Thiriez : « On ne fait pas de la bière artisanale pour faire fortune ! ».
ET LA BIÈRE AU MILIEU DU VILLAGE !
Une bière naît toujours quelque part. Composition de leau, climat, matières premières disponibles ; mais encore traditions, préférences régionales : la bière est, on l'a dit, la conséquence dun territoire. De là découle la fantastique variété de styles originaux qui balaient de la Saison aux Triples, en passant par limmanquable anglo-saxonne IPA toute une histoire de lentrelacement entre des ingrédients, une localisation, et des brasseurs. Les styles classiques ont bien quelque chose à nous raconter, surtout quand à force de les dévoyer ou de chercher à sen affranchir par linnovation à tous crins sest perdu en chemin le sel qui en faisait la force.
La bière reste bien un processus percé de réalités humaines et dalchimie fragile
« Peut-être qu'on s'est trop éloigné du goût de la bière » confie Nicolas Dumortier, l'un des organisateurs du Lyon Bière Festival. Mais attention ! respecter lesprit dun classique est toujours dune grande technicité, car ici tradition ne rime pas avec facilité. Prenez la Pils par exemple : sa spécificité originelle, dune bière parfaitement équilibrée et subtile, sest sans aucun doute largement perdue chez nous. Qui la brassera aujourdhui dans les règles de lart devrait sassurer la garantie de sortir du lot. Redécouvrir toute la noblesse de la bière implique ainsi de replonger dans les genres anciens, dont la finesse bien loin dêtre aujourdhui épuisée reconnecte simplement avec les fondamentaux dune boisson aux multiples facettes, et qui sait rester populaire.
Pour autant, rien nempêche évidemment dexpérimenter, dès lors que cela fait signe, et poursuit la recherche dune authenticité. « Chacun peut être résistant à sa manière » précise Christophe Gillard, qui de son côté ne sinterdit pas de jouer avec ce quil a sous la main : levures indigènes, fermentations spontanées, ou épices rassemblées par la cueillette. Autant déléments qui permettent de bâtir une identité à soi, une empreinte qui fait la différence, afin de proposer la bière qui ne ressemble pas à toutes les autres, qui porte la marque de son créateur. Dans un retour aux sources, ce nest pas le conservatisme qui simpose, mais la revivification dun état desprit qui rassemble artisanat et singularité : le craft en somme. Quil sagisse de reprendre, de prolonger des styles à forte charge historique ou bien de fonder sa propre tradition, cest aussi là que lon peut imaginer des brasseries qui se démarquent. Quitte à faire moins, mais mieux. « Au final, c'est toujours la bière qui décide ! ».
VERS LINFINI !
On nous dit que le monde de la bière artisanale affronte une petite crise. Impacté comme tout secteur par lère Covid, cest plus certainement encore une forme dimplosion dune bulle qui ne cessait de gonfler depuis 2005 qui le guette. Un marché sursaturé de brasseries et dautant de propositions, qui rencontre aujourdhui plus difficilement sa demande. De surcroît, des coûts de productions qui augmentent et lopportunisme dun secteur industriel apte à rafler la mise des bières artisanales, quitte à tout re-brander. « On a atteint les limites de ce modèle » avertit Nicolas Dumortier. La fin possible dune exaltante ruée vers lorge en somme, qui implique nécessairement de regarder derrière soi, de se creuser la tête, et de préparer lavenir.
La bière comme produit de niche, très peu pour Daniel Thiriez, pour qui une cervoise chère reste un contre-sens. Même son de cloche au LBF. LADN reste celui dune boisson populaire, simple à partager en toutes occasions. Cest là encore un fondamental, sajoutant à tous les autres. La solution a donc peut-être toujours été là, dans lévidence la plus simple de la bière et de son histoire : celle dun produit dartisan. Comment pourrait-il en être autrement dailleurs sagissant de bière artisanale ? Cest pourtant un clou qui mérite encore dêtre enfoncé, et qui puisse servir de boussole dans une probable réinvention à venir des acteurs du métier. Lesprit des débuts, la philosophie craft, la quête toujours en travail de lauthenticité, dun ancrage, et la recherche dune identité pour chaque bière brassée, voilà une proposition forte que cette édition du LBF entend relayer. Ainsi peut-être sera-t-il possible, comme pour boucler un certain cycle, et pour finir avec le bon mot de Daniel Thiriez, de trouver de la place pour tout le monde.