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Lyon Biere Festival 2022

“INNOVATION”, ÇA PEUT RIMER AVEC “TRADITION” ?

Quatre éditions, sur six années, et quelques pintes vidées : on peut se retourner pour regarder et voir à quel point le monde brassicole a évolué. Le nombre de brasseries artisanales a rattrapé son niveau d’avant-guerre. Aux quatre coins de la France on brasse toujours de nouvelles idées, on cherche encore et toujours à bousculer les codes. Deux années difficiles auraient pu accoucher d’un milieu sur ses gardes, agrippé à ses acquis. Mais à regarder de près sa programmation, on fera le constat d’une cinquième édition placée, à nouveau, sous le signe de l’innovation.

L’INNOVATION

Innover ? « C’est dans la définition même du craft. On est de petites brasseries artisanales mais qui ont une approche contemporaine. » C’est Lorenzo Gamba qui le dit, lui qui est à la tête avec quelques compères, dont son frère Thibaut (le parrain de cette édition du LBF) de la Piggy Brewing Company. Une brasserie dans le vent, qui avec quelques compatriotes (on pense à Popihn, ou à la Débauche), accroche régulièrement les tops 50 des classements internationaux de la communauté beer geek.

Des applis de notation comme Ratebeer, ou Untappd, permettent, « d’avoir de la visibilité sur le marché européen », selon le brasseur mosellan, lucide pour autant quant aux limites du système et des modes qu’il fabrique – ce que d’autres dénoncent comme une tendance à l’uniformisation.

Pour exister dans la hype qui entoure aujourd’hui le milieu de la bière artisanale, il faut se positionner sur trois créneaux dominants : les bières houblonnées, comme l’IPA et surtout maintenant les NEIPA et autres DIPA, encore plus aromatiques ; les bières acides, qui depuis deux ans rencontrent un public grandissant ; et bien sûr les stouts, bières noires et épaisses dont les arômes de torréfaction peuvent être renforcés par des élevages en barriques, des ajouts de cacao ou de café, voire carrément d’ingrédients “pâtissiers”.

Si les micro-brasseries françaises suivent le mouvement, sont-elles désormais en mesure d’imposer leur style, dans un milieu encore largement dominé par les américains ? Bientôt… avance Lorenzo Gamba, pour qui « on était jusque là en mode rattrapage, tant en termes de consommation que de production. Aujourd’hui le niveau s’est homogénéisé et on brasse des New England IPA [NEIPA] en France qui tutoient le top, qui font presque jeu égal avec les américaines. Mais les USAs restent en avance dans d’autres domaines : dans les fermentations spontanées, dans les bières barriquées, ils sont dessus depuis trente ans, quand nous ça ne fait que quelques mois… ».

BIÈRES POPULAIRES

Faire des bières à destination des puristes (on pourrait aussi dire des geeks) n’est évidemment, loin s’en faut, pas le seul segment exploré par les centaines de micro-brasseries qui éclosent chaque année sur le territoire. Pour Antoine Blain, de Brewing Bears, la bière ne saurait se réduire à un produit de dégustation. « Les goûts très marqués », par exemple hyper houblonnés, « ne sont pas adaptés à tout le monde, et surtout pas à tous les moments ».

C’est pour cela qu’il s’est lancé, dans la lignée de ce que fait une brasserie comme Galibot à l’autre bout du pays (Forbach), dans la lager, cette bière de fermentation basse, dont on connaît surtout la variante pils. Un type de bière jusqu’ici peu représenté dans le milieu de la micro-brasserie, largement dominé par les ales. L’ambition est pour Brewing Bears de produire des bières “populaires”, accessibles en termes de goût comme de porte-monnaie. Une démarche et un constat qui payent, puisque la brasserie a déjà soufflé quelques marchés à un géant néerlandais.

TECHNOLOGIE

Puisque l’on en vient à parler des “très grands”, c’est l’occasion d’évoquer la tentation, même pour des micro-brasseries, de recourir à des processus issus de l’industrie. Pour obtenir des produits toujours plus pointus, purs et aromatiques, à l’image des “grosses” IPA qui servent d’étendards, on peut bien entendu pousser les expérimentations jusqu’aux trifouillages chimiques – mais, après tout, le brassage n’est-il pas de la chimie et le mouvement n’est-il pas né d’expérimentations d’amateurs ?

Il s’agit dans certains cas de remplacer les minéraux présents dans l’eau pour gagner en pureté, d’ajouter de l’acide ascorbique pour empêcher l’oxydation, de pré-transformer le houblon (congelé, extrait, concentré) pour l’introduire en plus haute dose, d’user de « préparations enzymatiques [pour en] obtenir plus d’arôme ».

Même si tout le monde applaudit la recherche générale de la qualité, la dynamique actuelle contient en germe des divergences. Même si pour Lorenzo Gamba, la France reste relativement épargnée par le phénomène (« chez Piggy on n’utilise aucun additif ou arôme »), d’autres brasseurs y voient néanmoins un risque et tiennent à bifurquer. Cela va dans le sens du mouvement qui a déjà touché le monde du vin (avec sa tendance “naturelle”) et plus généralement de l’alimentation – qui se rêve moins chimique, plus localiste. Un brasseur du sud de la France confie : « Tout le monde pioche dans les mêmes catalogues d’ingrédients pour chercher à produire l’éternel trio Stout-Sour-IPA. Ça donne des produits de plus en plus transformés, grâce à la technologie et aux adjuvants et on finit par boire les mêmes bières qu’aux Etats-Unis. »

Alors comment se démarquer ? Par les recettes : toujours plus délirantes, nombreuses, éphémères – certaines brasseries en revendiquent près de 200 par an. Par le marketing : le retour en grâce des canettes en aluminium permet plus d’inventivité – on pense ainsi à la démarche de la Débauche (Angoulème) qui convie des artistes à illustrer ses contenants. Mais encore ?

LOCALISME

La brasserie de La Malpolon veut, quant à elle, parier sur son “terroir” entre “garrigues et plage”, le pourtour Méditerranéen, dans lequel elle cherche ses matières premières : marc de grenade et houblon catalan, fûts de Carthagène et infusions de “gruit”, ce mélange d’épices et d’herbes qui aromatisait déjà la cervoise.

On retrouve une approche similaire à la brasserie Longue Vie, « petit poucet » du Lyon Bière Festival avec sa production de trois cent soixante hectolitres par an. Eux aussi veulent mettre un peu de “là-où-ils-vivent” dans leurs boissons, à une échelle encore plus locale. Les fleurs de sureau sont récoltées autour de la brasserie (un corps de ferme en Ardèche). Leur bière lactique est faite du petit lait d’un voisin par ailleurs éleveur de chèvres. Cette démarche coïncide avec une volonté de s’inspirer des traditions brassicoles ancestrales, et une envie forte de mettre en cohérence la production avec les enjeux de l’époque, comme l’écologie. « Quand on est arrivés ici, tout le monde nous disait “mais pourquoi vous ne faites pas du vin ?”. On est effectivement dans une région viticole, alors on a mis en place des élevages sur lies, que nous fournissent des vignerons bios de la région. Ça donne un résultat qui se situe entre la bière et le pétillant naturel. »

L’idée, ici, n’est pas de revendiquer un hyper-localisme de principe. Florian Vincent reconnaît ainsi que sa région n’est pas propice à la culture du houblon. « En tout cas pas les variétés qui m’intéressent ». Mais il conserve le sentiment que ce qui rend une bière singulière c’est qu’elle puisse se nourrir de son environnement et de ceux et celles, humains et non-humains, qui le peuplent. Une démarche qui est partagée par d’autres, on pense à la brasserie de la Montagnarde, qui puise l’eau de ses bières à la source, dans les Bauges. Ou au domaine de Sulauze (Miramas) qui cultive ses propres céréales et chauffe ses brassins au feu de bois.

UN DERNIER LEVIER, LES LEVURES

Cultiver son orge ou son houblon n’est cependant pas à la portée de tous – que dire des brasseries urbaines. Et se fournir en malt “local”, ne règle pas la question de la singularité du produit, reportant éventuellement le problème de l’uniformisation à l’échelle d’un territoire. Si l’on partage la même eau, le même malt, le même houblon, sur quel levier appuyer pour faire “sa” bière ? On oublie un facteur déterminant dans le processus brassicole : la levure !

En effet, si la fermentation a longtemps paru relever du prodige nébuleux, du moins jusqu’aux découvertes de la biologie du XIXe siècle, on sait maintenant que parmi les micro-organismes qui peuplent notre environnement, les levures, ni vraiment animales ni complètement végétales, jouent un rôle essentiel dans la confection des boissons fermentées. Leur connaissance et leur maîtrise ont à ce titre activement participé à changer l’industrie de la bière. Il faut rappeler l’influence, en cela, de Emil Hansen, jeune biologiste qui au laboratoire Carlsberg entreprit la classification des souches de levure.

Durant ses travaux, Hansen va constater que le levain qui ensemence les bières de l’usine, levain qui a pour origine une brasserie allemande, est en fait contaminé par une levure sauvage, certainement ramenée d’un verger voisin. Il trouve le moyen d’isoler la “bonne” levure, la “saccharomyces carlsbergensis” et révolutionne ainsi l’industrie de la bière.

L’achèvement des découvertes de Hansen, c’est qu’aujourd’hui n’importe quel brasseur amateur peut acheter sur catalogue des sachets de levures adaptées au type de bière, et même aux arômes, qu’il souhaite développer. C’est ce qui a permis de renouveler la production de la bière, du home brewing au craft, jusqu’au moment où l’on pourrait assister à un retournement…

Pour le comprendre il faut en revenir à Cantillon (dont le brasseur, Jean Van Roy, est l’autre parrain de ce festival). L’ex-dernière brasserie de Bruxelles, était aussi l’une des rares à encore pratiquer la fermentation spontanée. La Gueuze est un assemblage de différents lambics, des bières qui ont été ensemencées non pas par des levures sélectionnées mais à l’air libre. Une technique qui nécessite un environnement particulier (riche en levures et bactéries propices à la fermentation), mais surtout de l’espace et du temps : pour que la nature opère, il faut accepter de ne pas être pressé. Pour que les “bons” micro-organismes prennent le pas sur les “mauvais”, il faut laisser le lambic reposer, en barrique, pendant bien un an et demi. Et accepter que chaque brassin développera un goût différent – c’est pourquoi comme pour les vins, ils sont finalement assemblés. Si là encore, la technique n’est pas reproductible partout (et induit par ailleurs des arômes qui s’éloignent des ales à succès) l’esprit qui l’anime est aujourd’hui une source d’inspiration pour de nombreuses brasseries.

FERMENTATIONS MIXTES ET SPONTANNÉES

Rémi Gliozzo (de La Malpolon) a comme tout le monde commencé par acheter ses levures dans le commerce. Il a depuis entrepris deux choses : d’une part de laisser ses souches vivre et évoluer de brassin en brassin - il entretient tout simplement des levains, qui ont près de trois ans maintenant. Et pratiquer, ensuite, une fermentation “mixte”, dans laquelle ces derniers vont travailler avec des levures indigènes, présentes naturellement dans l’environnement proche. Si cette méthode permet effectivement de se différencier, tout en se conformant à la tradition brassicole, elle comporte toutefois une limite : accepter les possibilités non négligeables “de se planter”. Le défi de dompter ou de composer avec les micro-organismes c’est aussi celui des Brasseurs Cueilleurs, dont fait partie Arnaud Da Costa (Landrais). « Il y a 5 ans quand on a démarré la brasserie il y avait quatre fournisseurs de malt, deux de houblon et tout le monde finissait par avoir la même bière. On pouvait encore agir sur l’eau et sur les levures. L’eau tu ne choisis pas trop, donc restaient pour nous les levures... » Si 95% des brasseries travaillent avec des souches de labo, eux choisissent donc de cultiver les leurs. Isoler les levures permet de s’affranchir des contraintes de la méthode traditionnelle (celle des lambics) qui demande beaucoup de temps d’élevage, et offre des goûts qui tirent sur l’acide. La technique des Brasseurs Cueilleurs consiste donc à lancer des fermentations mixtes, éliminer « les échantillons pourris », isoler les levures qui ont bien travaillé, faire avec elles des tests de fermentation : un travail de laborantin. À la fin, « on se confectionne une banque de levures liquides toujours vivantes. Cela permet d’avoir la main sur les souches, d’être indépendant des produits des labos, et d’éventuels additifs ou ogm. » Tout le monde le relève : l’ensauvagement des bières, c’est ce qui nous attend dans les années à venir. Ce qui n’est pas pour déplaire à notre parrain Jean Van Roy…

Brassage au feu de bois, recettes pâtissières, canettes alus, travaux d’artistes, bières de concours, fruits et gruits, levures sauvages et apprivoisées : le brassage est toujours en ébullition, une agitation qui se donnera à voir, on l’espère, ce premier week-end d’avril.

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