Quatre éditions, sur six années, et quelques pintes vidées : on peut se retourner pour regarder et voir à quel point le monde brassicole a évolué. Le nombre de brasseries artisanales a rattrapé son niveau davant-guerre. Aux quatre coins de la France on brasse toujours de nouvelles idées, on cherche encore et toujours à bousculer les codes. Deux années difficiles auraient pu accoucher dun milieu sur ses gardes, agrippé à ses acquis. Mais à regarder de près sa programmation, on fera le constat dune cinquième édition placée, à nouveau, sous le signe de linnovation.
LINNOVATION
Innover ? « Cest dans la définition même du craft. On est de petites brasseries artisanales mais qui ont une approche contemporaine. » Cest Lorenzo Gamba qui le dit, lui qui est à la tête avec quelques compères, dont son frère Thibaut (le parrain de cette édition du LBF) de la Piggy Brewing Company. Une brasserie dans le vent, qui avec quelques compatriotes (on pense à Popihn, ou à la Débauche), accroche régulièrement les tops 50 des classements internationaux de la communauté beer geek.
Des applis de notation comme Ratebeer, ou Untappd, permettent, « davoir de la visibilité sur le marché européen », selon le brasseur mosellan, lucide pour autant quant aux limites du système et des modes quil fabrique ce que dautres dénoncent comme une tendance à luniformisation.
Pour exister dans la hype qui entoure aujourdhui le milieu de la bière artisanale, il faut se positionner sur trois créneaux dominants : les bières houblonnées, comme lIPA et surtout maintenant les NEIPA et autres DIPA, encore plus aromatiques ; les bières acides, qui depuis deux ans rencontrent un public grandissant ; et bien sûr les stouts, bières noires et épaisses dont les arômes de torréfaction peuvent être renforcés par des élevages en barriques, des ajouts de cacao ou de café, voire carrément dingrédients pâtissiers.
Si les micro-brasseries françaises suivent le mouvement, sont-elles désormais en mesure dimposer leur style, dans un milieu encore largement dominé par les américains ? Bientôt avance Lorenzo Gamba, pour qui « on était jusque là en mode rattrapage, tant en termes de consommation que de production. Aujourdhui le niveau sest homogénéisé et on brasse des New England IPA [NEIPA] en France qui tutoient le top, qui font presque jeu égal avec les américaines. Mais les USAs restent en avance dans dautres domaines : dans les fermentations spontanées, dans les bières barriquées, ils sont dessus depuis trente ans, quand nous ça ne fait que quelques mois ».
BIÈRES POPULAIRES
Faire des bières à destination des puristes (on pourrait aussi dire des geeks) nest évidemment, loin sen faut, pas le seul segment exploré par les centaines de micro-brasseries qui éclosent chaque année sur le territoire. Pour Antoine Blain, de Brewing Bears, la bière ne saurait se réduire à un produit de dégustation. « Les goûts très marqués », par exemple hyper houblonnés, « ne sont pas adaptés à tout le monde, et surtout pas à tous les moments ».
Cest pour cela quil sest lancé, dans la lignée de ce que fait une brasserie comme Galibot à lautre bout du pays (Forbach), dans la lager, cette bière de fermentation basse, dont on connaît surtout la variante pils. Un type de bière jusquici peu représenté dans le milieu de la micro-brasserie, largement dominé par les ales. Lambition est pour Brewing Bears de produire des bières populaires, accessibles en termes de goût comme de porte-monnaie. Une démarche et un constat qui payent, puisque la brasserie a déjà soufflé quelques marchés à un géant néerlandais.
TECHNOLOGIE
Puisque lon en vient à parler des très grands, cest loccasion dévoquer la tentation, même pour des micro-brasseries, de recourir à des processus issus de lindustrie. Pour obtenir des produits toujours plus pointus, purs et aromatiques, à limage des grosses IPA qui servent détendards, on peut bien entendu pousser les expérimentations jusquaux trifouillages chimiques mais, après tout, le brassage nest-il pas de la chimie et le mouvement nest-il pas né dexpérimentations damateurs ?
Il sagit dans certains cas de remplacer les minéraux présents dans leau pour gagner en pureté, dajouter de lacide ascorbique pour empêcher loxydation, de pré-transformer le houblon (congelé, extrait, concentré) pour lintroduire en plus haute dose, duser de « préparations enzymatiques [pour en] obtenir plus darôme ».
Même si tout le monde applaudit la recherche générale de la qualité, la dynamique actuelle contient en germe des divergences. Même si pour Lorenzo Gamba, la France reste relativement épargnée par le phénomène (« chez Piggy on nutilise aucun additif ou arôme »), dautres brasseurs y voient néanmoins un risque et tiennent à bifurquer. Cela va dans le sens du mouvement qui a déjà touché le monde du vin (avec sa tendance naturelle) et plus généralement de lalimentation qui se rêve moins chimique, plus localiste. Un brasseur du sud de la France confie : « Tout le monde pioche dans les mêmes catalogues dingrédients pour chercher à produire léternel trio Stout-Sour-IPA. Ça donne des produits de plus en plus transformés, grâce à la technologie et aux adjuvants et on finit par boire les mêmes bières quaux Etats-Unis. »
Alors comment se démarquer ? Par les recettes : toujours plus délirantes, nombreuses, éphémères certaines brasseries en revendiquent près de 200 par an. Par le marketing : le retour en grâce des canettes en aluminium permet plus dinventivité on pense ainsi à la démarche de la Débauche (Angoulème) qui convie des artistes à illustrer ses contenants. Mais encore ?
LOCALISME
La brasserie de La Malpolon veut, quant à elle, parier sur son terroir entre garrigues et plage, le pourtour Méditerranéen, dans lequel elle cherche ses matières premières : marc de grenade et houblon catalan, fûts de Carthagène et infusions de gruit, ce mélange dépices et dherbes qui aromatisait déjà la cervoise.
On retrouve une approche similaire à la brasserie Longue Vie, « petit poucet » du Lyon Bière Festival avec sa production de trois cent soixante hectolitres par an. Eux aussi veulent mettre un peu de là-où-ils-vivent dans leurs boissons, à une échelle encore plus locale. Les fleurs de sureau sont récoltées autour de la brasserie (un corps de ferme en Ardèche). Leur bière lactique est faite du petit lait dun voisin par ailleurs éleveur de chèvres. Cette démarche coïncide avec une volonté de sinspirer des traditions brassicoles ancestrales, et une envie forte de mettre en cohérence la production avec les enjeux de lépoque, comme lécologie. « Quand on est arrivés ici, tout le monde nous disait mais pourquoi vous ne faites pas du vin ?. On est effectivement dans une région viticole, alors on a mis en place des élevages sur lies, que nous fournissent des vignerons bios de la région. Ça donne un résultat qui se situe entre la bière et le pétillant naturel. »
Lidée, ici, nest pas de revendiquer un hyper-localisme de principe. Florian Vincent reconnaît ainsi que sa région nest pas propice à la culture du houblon. « En tout cas pas les variétés qui mintéressent ». Mais il conserve le sentiment que ce qui rend une bière singulière cest quelle puisse se nourrir de son environnement et de ceux et celles, humains et non-humains, qui le peuplent. Une démarche qui est partagée par dautres, on pense à la brasserie de la Montagnarde, qui puise leau de ses bières à la source, dans les Bauges. Ou au domaine de Sulauze (Miramas) qui cultive ses propres céréales et chauffe ses brassins au feu de bois.
UN DERNIER LEVIER, LES LEVURES
Cultiver son orge ou son houblon nest cependant pas à la portée de tous que dire des brasseries urbaines. Et se fournir en malt local, ne règle pas la question de la singularité du produit, reportant éventuellement le problème de luniformisation à léchelle dun territoire. Si lon partage la même eau, le même malt, le même houblon, sur quel levier appuyer pour faire sa bière ? On oublie un facteur déterminant dans le processus brassicole : la levure !
En effet, si la fermentation a longtemps paru relever du prodige nébuleux, du moins jusquaux découvertes de la biologie du XIXe siècle, on sait maintenant que parmi les micro-organismes qui peuplent notre environnement, les levures, ni vraiment animales ni complètement végétales, jouent un rôle essentiel dans la confection des boissons fermentées. Leur connaissance et leur maîtrise ont à ce titre activement participé à changer lindustrie de la bière. Il faut rappeler linfluence, en cela, de Emil Hansen, jeune biologiste qui au laboratoire Carlsberg entreprit la classification des souches de levure.
Durant ses travaux, Hansen va constater que le levain qui ensemence les bières de lusine, levain qui a pour origine une brasserie allemande, est en fait contaminé par une levure sauvage, certainement ramenée dun verger voisin. Il trouve le moyen disoler la bonne levure, la saccharomyces carlsbergensis et révolutionne ainsi lindustrie de la bière.
Lachèvement des découvertes de Hansen, cest quaujourdhui nimporte quel brasseur amateur peut acheter sur catalogue des sachets de levures adaptées au type de bière, et même aux arômes, quil souhaite développer. Cest ce qui a permis de renouveler la production de la bière, du home brewing au craft, jusquau moment où lon pourrait assister à un retournement
Pour le comprendre il faut en revenir à Cantillon (dont le brasseur, Jean Van Roy, est lautre parrain de ce festival). Lex-dernière brasserie de Bruxelles, était aussi lune des rares à encore pratiquer la fermentation spontanée. La Gueuze est un assemblage de différents lambics, des bières qui ont été ensemencées non pas par des levures sélectionnées mais à lair libre. Une technique qui nécessite un environnement particulier (riche en levures et bactéries propices à la fermentation), mais surtout de lespace et du temps : pour que la nature opère, il faut accepter de ne pas être pressé. Pour que les bons micro-organismes prennent le pas sur les mauvais, il faut laisser le lambic reposer, en barrique, pendant bien un an et demi. Et accepter que chaque brassin développera un goût différent cest pourquoi comme pour les vins, ils sont finalement assemblés. Si là encore, la technique nest pas reproductible partout (et induit par ailleurs des arômes qui séloignent des ales à succès) lesprit qui lanime est aujourdhui une source dinspiration pour de nombreuses brasseries.
FERMENTATIONS MIXTES ET SPONTANNÉES
Rémi Gliozzo (de La Malpolon) a comme tout le monde commencé par acheter ses levures dans le commerce. Il a depuis entrepris deux choses : dune part de laisser ses souches vivre et évoluer de brassin en brassin - il entretient tout simplement des levains, qui ont près de trois ans maintenant. Et pratiquer, ensuite, une fermentation mixte, dans laquelle ces derniers vont travailler avec des levures indigènes, présentes naturellement dans lenvironnement proche. Si cette méthode permet effectivement de se différencier, tout en se conformant à la tradition brassicole, elle comporte toutefois une limite : accepter les possibilités non négligeables de se planter. Le défi de dompter ou de composer avec les micro-organismes cest aussi celui des Brasseurs Cueilleurs, dont fait partie Arnaud Da Costa (Landrais). « Il y a 5 ans quand on a démarré la brasserie il y avait quatre fournisseurs de malt, deux de houblon et tout le monde finissait par avoir la même bière. On pouvait encore agir sur leau et sur les levures. Leau tu ne choisis pas trop, donc restaient pour nous les levures... » Si 95% des brasseries travaillent avec des souches de labo, eux choisissent donc de cultiver les leurs. Isoler les levures permet de saffranchir des contraintes de la méthode traditionnelle (celle des lambics) qui demande beaucoup de temps délevage, et offre des goûts qui tirent sur lacide. La technique des Brasseurs Cueilleurs consiste donc à lancer des fermentations mixtes, éliminer « les échantillons pourris », isoler les levures qui ont bien travaillé, faire avec elles des tests de fermentation : un travail de laborantin. À la fin, « on se confectionne une banque de levures liquides toujours vivantes. Cela permet davoir la main sur les souches, dêtre indépendant des produits des labos, et déventuels additifs ou ogm. » Tout le monde le relève : lensauvagement des bières, cest ce qui nous attend dans les années à venir. Ce qui nest pas pour déplaire à notre parrain Jean Van Roy
Brassage au feu de bois, recettes pâtissières, canettes alus, travaux dartistes, bières de concours, fruits et gruits, levures sauvages et apprivoisées : le brassage est toujours en ébullition, une agitation qui se donnera à voir, on lespère, ce premier week-end davril.