Fraîchement nommé directeur du théâtre des Ateliers, Joris Mathieu vient d'être désigné pour prendre la suite de Nino d'Introna au TNG. Rencontre avec un metteur en scène passionné pour qui diriger un théâtre est autant, sinon plus, un acte politique que d'en faire. Nadja Pobel
Alors que les Ateliers, dont il est le directeur depuis janvier, rouvrent à peine (présentation de saison ce mercredi et premier spectacle dès le 14 octobre), voilà que Joris Mathieu vient d'être choisi pour reprendre les rênes du TNG. Cumulard ? Non, malin : puisque les premiers restent économiquement fragiles et que le second, Centre Dramatique National à destination du jeune public, est doté d'une salle si immense qu'elle est parfois peu propice à la découverte du théâtre par les plus petits, Mathieu a en fait proposé de fusionner les deux. D'ici la rentrée 2015-2016, il ne sera donc pas à la tête de deux SCOP mais d'une seule : le TNG, qui démultiplie ainsi ses possibilités de programmation.
À trente-sept ans, Joris Mathieu accède donc non seulement à un lieu stable, où il pourra créer avec les fidèles de sa compagnie Haut et Court, qu'il a fondée en 1998, mais il pourra aussi désormais offrir à de jeunes compagnies l'espace de liberté dont il a lui-même bénéficié par le passé aux Clochards Célestes, au Polaris de Corbas (pendant trois ans) ou au théâtre de Vénissieux (où il fut six ans en résidence).
Ubiquité & Orbik
Né de parents instituteurs qui lui ont transmis leur goût de la littérature et des arts plastiques, Joris Mathieu a très tôt été confronté aux œuvres d'art, et se souvient encore précisément de ses premiers chocs esthétiques : L'Oiseau vert monté par Coline Serreau et Benno Besson, puis de Znorko. La fac d'arts du spectacle de Lyon 2 le plongera plus tard «dans un état de recherche», avant qu'il ne monte sa troupe, sans passer par la case grande école : «On n'a appris nulle part, si ce n'est ensemble.» – les théâtres dans lesquels il a commencé, la Platte et l'Oseraie, sur les pentes de la Croix-Rousse, sont aujourd'hui fermés ; c'est dire s'il lui tenait à cœur de ne pas laisser mourir Les Ateliers.
Sa première commande émanera, ironie de l'histoire, du TJA (ancienne appellation du TNG), avec Le Palais des claques (en 2002) d'après Pascal Brückner. Bien que tout commence chez lui par du texte, Mathieu dit avoir eu d'emblée une «préoccupation scénographique. Je souhaite donner au spectateur à vivre des expériences littéraires, comme une réalité augmentée du livre». À ce titre, ce sont plutôt des auteurs de romans, notamment de science-fiction, comme K. Dick ou Volodine, qui ont ses faveurs. Sa dernière création en date, Cosmos, d'après Gombrowciz, proposait ainsi une approche contemplative du texte, destinée à «stimuler la production d'imaginaire» chez le public. Sur le plateau, comme dans son parcours, Joris Mathieu croit à une certaine lenteur. Il a ainsi pris le temps de ne pas briguer tout et n'importe quoi, jusqu'à trouver l'équipement qui lui permettrait de créer un espace à la fois connecté au monde et isolé du quotidien : «notre positionnement politique a été de se demander "comment faire du théâtre un espace de résistance au réel, un endroit où on peut s'isoler du temps qui passe pour plonger dans un état de poésie ?". Il faut protéger ces espaces-là dans la ville, la société».
Langues déliées
Aux Ateliers, la plaquette (visuellement la plus séduisante de celles proposées cette rentrée) annonce clairement que l'image sera au centre de la scène, chacun des artistes programmés menant une vraie réflexion esthétique, à l'instar de Miet Warlop ou Karim Bel Kacem. Deux artistes que l'on retrouvera peut-être un jour au générique du TNG, où sont déjà conviés, en tant qu'artistes associés, l'inclassable circassienne Phia Ménard et Chiara Guidi. Acolyte de Romeo Castelluci, cette dernière a notamment signé un Bucchetino inoubliable, où elle invitait le public à prendre place dans les petits lits d'une véritable maison de bois pour lui raconter et lui faire ressentir les aventures du Petit Poucet. Le spectacle avait été programmé par Céline Le Roux au festival Micro Mondes, désormais directrice adjointe du TNG nouveau. Une nomination qui ne l'empêchera pas de maintenir cette biennale de théâtre immersif, en alternance avec un nouvel événement, "Nos futurs", destinée à accueillir de grosses productions européennes en partenariat, notamment, avec le Lieu Unique de Nantes.
Très sensible à la réception de l'art par les plus jeunes, Joris Mathieu, lui-même père, souhaite, via ces choix, préparer les enfants à voir non pas un spectacle, mais «tous les spectacles», et se demande comment «construire ensemble un monde qu'on va habiter communément», que l'on soit digital native ou moins aguerri à la technologie, «comment partager le texte et comment les jeunes inventent un nouveau langage qui doit nous être transmis aussi. On ne plus être dans un projet descendant voire condescendant où l'on dirait "nous les adultes remplis de culture, buvez notre savoir"».
En poursuivant de concert ces travaux sur les écritures contemporaines, le jeune public et les formes immersives, Mathieu tentera donc d'estomper les frontières entre les générations. Y compris dans sa prochaine création, tout public, prévue pour début 2016 et qu'il écrit en partie : Hikikomori, le refuge, du nom de cette pathologie psychosociale qui pousse des jeunes à se couper radicalement du monde. Il explique : «l'idée est de produire une fiction autour d'un dispositif musical et sonore qui fera en sorte que les adultes et les enfants dans la salle n'entendront pas la même histoire en voyant le même spectacle ; dans une oreille de combiné téléphonique, une voix commentera les événements produits. Les enfants ne pourront pas se reposer sur les adultes pour raconter à leur place ce qu'ils ont vu. Ils seront obligés de traduire eux-mêmes ce qu'ils ont vécu». C'est peut-être là le plus beau pari qui soit : faire confiance à tous les publics.