Littérature / Avec son deuxième livre, C'est moi, Marion Guillot continue, au croisement de Beckett et du roman noir, d'évoquer la manière dont l'inanité de la vie quotidienne peut faire basculer dans la radicalité. Ou comment l'existence ne tient qu'à un fil. Ou une corde.
Parmi ces incipit qui ne paient pas de mine mais annoncent un grand roman, même petit, il y a ce « Dans le fond, Charlin devait être quelqu'un de sympathique ». Surtout quand on apprend très rapidement que la narratrice – jamais nommée – ne porte guère dans son cœur ledit Charlin, de son vrai prénom Charles Valentin, meilleur ami de son amoureux Tristan, retrouvé mort chez lui dès après le suscité incipit : « à proximité de son canapé, un verre presque vide sur la table basse (...), mais avec les yeux exorbités et surtout une corde autour du cou ».
Comme dans Le Dossier M de Grégoire Bouillier tout commence – du moins on croit que ça commence – par la pendaison d'un ami comme prétexte d'un récit plus intime. Celui de la relation de la narratrice avec Tristan qui, parasitée par le prolongement ad libitum du chômage d'icelui et les fréquents squattages de Charlin – les deux hommes ayant visiblement un talent fou pour mettre leurs désœuvrements au carré – branle sévèrement de l'élytre.
La routine fait ainsi son bonhomme de chemin et détricote la relation à mesure que Tristan éparpille ses puzzles dans l'appartement (parce qu'il faut bien s'occuper), avec l'idée, peut-être, d'en finir un jour.
Pulsion vitale
Et puis il y a, comme un déclencheur, cette surprise, cette idée farfelue qu'a eu Tristan : disposer un portrait géant d'elle au milieu du salon qui leur sert aussi de chambre. Un portrait hérité d'un moment d'égarement lors des dernières vacances du couple, sur lequel elle ne porte qu'une cigarette, « un faux Stetson » acheté sur un marché de Porto, et un sourire pour vague contenance – en d'autres termes, elle est à poil.
C'est là qu'engluée dans ce temps qui ne défile plus, dans cette relation qui n'a plus d'essence, comme secouée par cette image arrêtée qui la met littéralement à nu, que la narratrice est prise d'un sursaut qui va faire basculer cette sèche chronique du vide relationnel et de l'absurde existentiel dans le roman noir.
Et, comme dans le précédent livre de Marion Guillot, Changer d'air, dans la radicalité et le dérapage comme dernière pulsion vitale – fut-elle, dans son exécution, infiniment paradoxale. Un renversement qui trouve chez Beckett, référence avouée du livre, la bascule qui permettra à l'histoire de se résoudre. Dans cette phrase tirée d'En attendant Godot, placée en exergue du livre comme clé de l'affaire : « Fais-moi penser d'apporter une corde demain ».
Marion Guillot, C'est moi (Minuit)
À la librairie Passages le mardi 27 février à 19h