Rétroviseur

Les textes et les photographies publiés dans la rubrique Rétroviseur depuis janvier 2012 font actuellement l'objet d'une exposition au Pied de la Lettre, café littéraire situé 9 passage Sainte-Catherine à Saint-Étienne...


 

 

 

 

 

 

#1  Barcelone

 

C’est généralement au cœur de l’hiver que le blues de Barcelone me prend à la gorge. Marre de patauger dans la neige fondue, marre de ce froid et de ces journées trop courtes. J’aimerais tant détenir le pouvoir de zapper janvier, février et même mars ! Envie de retourner là-bas, en Catalogne, de redescendre l’avenue Diagonal, de traverser le marché de la Boqueria, de déambuler sur les Ramblas pour enfin déboucher sur le Passeig de Colom et me retrouver à l’endroit exact où j’ai fait cette photo, il y a déjà 2 ans. Je sais que Christophe Colomb m’attend, perché sur sa colonne, comme pour me remercier de mes visites régulières depuis plus de 20 ans. A force d’y séjourner par intermittence, j’y ai mes repères, mes habitudes et mes automatismes. Je m’y sens finalement un peu chez moi. A travers l’objectif de mon Nikon Barcelone m’étonne à chaque fois. Je découvre une rue, une façade ou une boutique. Vraiment, je ressens comme un manque lorsque je replonge dans les images capturées au gré des séjours passés dans cette cité à part. J’ai le blues de Barcelone... C’est décidé, au printemps j’y retourne !

 

 

#2  L’art plus ou moins maîtrisé du portrait

Dérouler 2 ou 3 mètres de papier. Fixer le fond. Punaises ? Je ne voudrais pas abîmer ta porte. Locataire ? OK, donc plutôt scotch. Sortir les éclairages. Installer les supports, visser les lampes, déplier les parapluies. Placer le tabouret. Monter le 85mm sur le boîtier. Assieds-toi. On peut fermer les volets ? Faire la balance des blancs sur les joues. Mesurer la lumière. Priorité à l’ouverture, diaphragme ouvert au maximum, 1.8, parfait. Redresse ton dos. Décale tes épaules, non, comme ça, voilà, super. Faire la mise au point sur les yeux, contrôler la profondeur de champ, le bout du nez sera limite, comme d’habitude, pas grave. Lève légèrement le menton, un peu moins, OK. Clac Regarde-moi. Clac Souris. Euh non, ferme la bouche mais souris quand même. Clac Pense à quelque chose que tu aimes bien. Clac Tu as des enfants ? Un hamster ? Tu as un chat, très bien. Alors pense à ton chat. Clac Il est passé sous un camion-poubelle la semaine dernière ? Ah zut, mince, j’suis désolé. Pense à autre chose, je sais pas, une tarte au citron ou… ton père en maillot de bain ! Il est pas passé sous un camion au moins ? Pardon, ouais c’est nul, j’essayais juste de te faire sourire. Bon. Change de position. Oui, comme ça, pourquoi pas, bonne idée. Clac Mouais, pas mal. Clac Attends, refais ça, oui, passe ta main dans les cheveux. Clac Non, une seule. Clac N’oublie pas de me regarder. Clac Ouais, Clac c’est pas mal. Clac Retire ta main. Clac Secoue la tête. Clac-clac Fais danser tes cheveux. Clac-clac Ferme les yeux. Clac-clac Pareil mais en souriant. Clac-clacclac-clac-clac Refais. Clac-clac, clac-clac-clac Attends, on tient un truc. Il faut qu’on se cale : tu baisses la tête, tu laisses tomber tes cheveux, je compte et à trois tu relèves la tête d’un coup, ok ? Vas-y ! clac-clac-clac Zut, pardon, c’est moi, excuse, je repensais à ton père ! On y retourne. C’est bon ? Un, deux, trois ! Clac-clac On refait. clac-clac-clac Une dernière. clac-clac-clac Yes ! Je crois qu’on l’a tient ! Regarde, c’est bien ça, non ? Moi ça me plaît. Très chouette ! On n’aura pas mieux… Tu vois, t’étais plus détendue sur la fin. C’était bien sympa. Je regarde ça sur l’ordi en rentrant. Peut-être 2-3 corrections sur les RAW et je t’envoie quelques JPEG dès ce soir, promis. Tu penses que ça poserait un problème de publier cette photo dans le Petit Bulletin ? Non ? Cooool ! Même en 20 000 exemplaires ? Oui ? Super. T’es sympa. Merci Lydie !

 

#3  Black is Beautiful !

Il faudrait au moins une heure pour développer le sujet, mais je n’aurai en tout et pour tout que quelques petites minutes. Je ferai avec… Quelle est donc cette expression, Black is Beautiful, qui revient régulièrement ici ou là, à la télévision ou dans la presse écrite, un peu à toutes les sauces ? Ce mannequin qui défile en fourrure à Milan, ou cette bimbo du R’n’B en couverture de magazine ? Ce footballeur qui délivre son équipe en demi-finale de Coupe du Monde, ou cette sprinteuse qui arbore ses médailles des 200 et 400m sous le drapeau tricolore ? Ou peut-être encore ce candidat qui casse la baraque en clamant Yes We Can ? Black is Beautiful pourrait être tout ça à la fois, et à la fois, ce n’est pas ça du tout. On ne peut pas rester sur son petit nuage en se donnant simplement bonne conscience et refaire le coup du bouquet de roses à la Saint-Valentin. Black is Beautiful devrait être avant tout une reconnaissance de dette. Une immense dette envers un peuple spolié, dispersé pour être mieux exploité. Une demande d’absolution collective pour les siècles sombres de l’Histoire, pour la traite négrière et l’abolition bien trop tardive de l’esclavage, pour l’Apartheid, pour Tintin au Congo et Y’a bon Banania. Black is Beautiful a d’abord été un mouvement culturel américain dans les années soixante, encourageant les femmes à ne plus redresser leurs cheveux ou éclaircir leur peau. Black is Beautiful est bien plus qu’une revendication, c’est une révolte. Ce sont les combats de Steve Biko et de Martin Luther King, le refus de Rosa Parks, le point levé aux JO de Mexico, les soulèvements de Soweto et le long chemin vers la liberté de Nelson Mandela. Black is Beautiful peut être aussi un espoir, une pulsion de vie, une vibration contagieuse. Black is beautiful c’est la musique, le cœur de la soul et l’essence même du jazz. La voix d’Ella Fitzgerald, de Nina Simone, de James Brown ou d’Aretha Francklin, le Georgia on my mind de Ray Charles et le Supestition de Stewie Wonder, le Give me the night de George Benson et le Sexual Healing de Marvin Gaye, le Ain’t no sunshine de Bill Withers, le Kind of Blue de Miles Davis, le Bessame Mucho de Cesaria Evora, ou, plus près de nous, Esperanza Spalding, Ben Harper ou encore Buika. Black is Beautiful m’évoque tout ça à la fois. En photographie, le noir et le blanc font toujours bon ménage et cet hiver, l’ébène n’a jamais été aussi beau que sur la neige.

 

#4  Tout quitter

C’est un thème qui me poursuit depuis le collège, autant dire depuis le milieu des années 80… A l’époque j’écoutais en boucle les cassettes de Michel Corringe, « La route m’appelle et m’attire », qui lui-même avait lu pour moi Kerouac et Thomas Wolfe. En cours de français nous avions lu un texte dont le titre m’avait interpellé, « Partir c’est mourir un peu », l’illustration montrait une caravane accrochée derrière une voiture, sur le bord d’une autoroute. Je me persuadais pourtant du contraire. Pour moi, partir ne pouvait signifier la fin de quelque chose, c’était même inconcevable. Partir devait être plutôt l’occasion d’un nouveau départ, un recommencement. Au fil du temps, l’idée a mûri et l’ambiance toute particulière des aéroports me pousse toujours à capturer des images qui évoquent le déracinement, subi, consenti, ou le plus souvent décidé. Quand Jean-Louis Murat chante « Mon cœur est grand comme un aéroport », des ailes noires me poussent dans le dos. Et si un jour je montais dans le Big Jet Plane d’Angus et Julia Stone ? Serais-je capable de tout quitter ? Tout quitter... Sur un coup de tête, une envie. Goûter au vide, à l’arrachement. Partir sans laisser d’adresse. Prendre un train, un bateau, un avion. Oui c’est ça, prendre un avion. Cap au sud. Destination inconnue. L’Afrique ? Un vieux rêve. Abidjan… Ne prendre qu’une valise avec à l’intérieur presque rien, ou presque tout. Mettre les bouts. Quitter travail, famille, patrie. Changer d’air, d’atmosphère. Regarder droit devant. Quitter ma ville pour me perdre dans une autre. Tout quitter et quitter tout. Filer en douce. Aller voir là-bas si j’y suis, si tu y es, si nous y sommes. Tout quitter pour s’aquitter, s’affranchir. Tout quitter avant qu’il ne soit trop tard pour le faire, avant d’en être incapable. Tout quitter juste pour voir. Reprendre la mesure des choses, faire le point, le point de fuite. Combien ont déjà cédé à l’appel du large ? Combien ont osé hisser la grand voile ? Combien se sont regardés dans une glace puis ont tourné les talons pour de bon ? Dans le creux de la vague, il est parfois tentant de larguer les amarres et de courir derrière l’horizon. Tout quitter pour quelqu’un ou même personne. Tout quitter, point à la ligne. J’ai toujours ces vieilles cassettes. Barclay James Harvest, Alpha Blondy, Higelin... « Pars, surtout ne te retourne pas. »

 

#5  Macad’âme

Francis a 45 ans. Il était marié à Estelle qu’il avait rencontré vingt ans plus tôt, le soir où il fêtait son BTS de comptabilité. Quelques coups de téléphone, deux ou trois cinés puis une chambre d’étudiant. Pour Francis la vraie vie pouvait commencer. Après qu’il soit entré chez France Télécom, tout est allé très vite, l’ascension fut rapide car on peut dire que Francis était brillant. Promesse d’une belle carrière. Chaque été, la petite famille regagnait sa maison en bois au bord de l’océan et Francis mettait fièrement à l’eau le jet-ski acheté sur internet, où il trouvait aussi, entre autre, le foie gras et le champagne pour les fêtes. Pourtant, sans qu’il ne voie rien venir, la pression au travail est devenue trop forte pour Francis. Les responsabilités qui se surajoutent, le temps qui manque pour tenir des objectifs toujours plus fous, le sommeil peuplé d’angoisses, le stress qui s’immisce dans chaque geste… Beaucoup de café, pas mal de whisky, quelques virées avec de vieux copains de lycée retrouvés un peu par hasard sur copainsdavant. Et parmi eux, Marie. La belle Marie qui surgit de nulle part au bout de vingt ans de silence. Toujours les mêmes cheveux blonds, le même regard, la même voix. Quelques textos, deux ou trois verres puis une chambre d’hôtel. Alors tout s’embrouille, tout devient compliqué, insoutenable, Francis peut être délicieusement léger et profondément malheureux dans la même minute. Un lundi Francis apprend qu’il est licencié. Le mercredi Estelle découvre un mot griffonné par Marie au dos d’un billet de pressing. « Tu me manques déjà ». Le vendredi Francis a tout perdu. Son emploi, sa femme, ses enfants, sa maison, sa voiture, sa dignité. Presque son âme.

Francis paraît avoir la soixantaine car deux ans de vie dans la rue, ça vous marque un homme. Lorsque Estelle l’a mis à la porte, leur fils aîné venait de décrocher son BTS de tourisme. Pour Francis la vie venait de basculer. Après son licenciement par France Télécom, tout est allé très vite, la chute a été vertigineuse car on peut dire que Francis était comme impuissant. Détresse d’une fulgurante descente aux enfers. Cet été, Francis installera sa maison en carton au bord de la Saône et pêchera quelques poissons avec le fil de nylon récupéré dans les poubelles du centre commercial, où il trouve aussi, entre autre, une partie de ses repas. Il n’y a plus de lundi, de mercredi ni de vendredi. Il ne reste que les saisons et le macadam.

 

 

#6  Havana Blues

Il y a comme ça des images qui s’inscrivent en vous. Je devais être adolescent lorsqu’en feuilletant des revues chez un bouquiniste, j’étais tombé sur une photographie qui a marqué ma mémoire. On y voyait une vieille Chevrolet remonter un large boulevard de front de mer, à demi recouvert d’écume. Image en noir et blanc. Voiture sombre se détachant parfaitement sur l’éclatante blancheur du sol trempé. Les vagues semblaient se briser immuablement sur l’interminable mur qui séparait symboliquement la ville de la mer, ou peut-être l’inverse. Sans pouvoir localiser cette scène, je m’étais dit « un jour peut-être, j’irai là-bas ». Ce n’est que beaucoup plus tard, en regardant le documentaire qu’avait fait Wim Wenders sur le Buena Vista Social Club, que j’ai enfin compris où avait été pris ce cliché. J’avais pourtant lu beaucoup de choses sur Cuba, vu tant d’images sensées représenter l’île…

Printemps 2010. Mon quarantième. Un bon prétexte pour réaliser ce vieux rêve. Aller voir là-bas ce qu’il en est, avec comme point de départ le souvenir de cette image. Neuf heures de vol, bien assez pour réfléchir, pour douter et ne plus trop savoir à quoi s’attendre. La Havane… Une lumière si particulière. Un délicieux métissage de peaux et de cultures. Une joyeuse nonchalance, entre résignation et système D... Laisser de côté tout ce que l’on a lu auparavant, ouvrir grand les yeux et les oreilles, prendre le dépaysement comme un cadeau précieux et lâcher prise pour mieux se laisser surprendre. Plonger doucement dans la cité, prendre le pouls de la ville, écouter, observer, sortir des grandes artères, s’immerger. Gratter la surface. Sentir le poids de l’Histoire encore palpable. Prendre son tour dans une file d’attente, échanger quelques mots. Trouver une chambre pour la nuit. Entrer dans un bar. S’asseoir sous le grand ventilateur, près des musiciens. Puis gagner la vieille ville en contournant le Vedado et se retrouver, les cheveux au vent à l’arrière d’un coco-taxi, sur le Malecon... Vingt-cinq ans plus tard, nous y voilà. L’image monochrome a pris quelques couleurs. Je souris. Entre deux bâtiments décrépis un immeuble a été rénové, on y sert à manger. Je m’assois, commande une Bucanero et une assiette de crevettes à l’ail. Je me tourne vers le brouhaha irrégulier de la circulation. Le large boulevard de front de mer est à demi recouvert d’écume. Les vagues semblent se briser irrésistiblement sur le long mur qui sépare symboliquement la ville de la mer, ou peut-être l’inverse.

 

#7  La pêche à l’estragon

Je fais souvent ce drôle de rêve qui me laisse perplexe. Une histoire étrange, presque une énigme. Celui qui m’en donnera une explication plausible m’enlèvera une fière chandelle du pied. Avis aux freudiens du dimanche, marabouts de ficelle et autres piliers de comptoirs dont les brèves en disent souvent long sur la nature humaine. Commençons peut-être par la fin. Ce n’est pas forcément logique, certes, mais peu importe, c’est comme ça. …/… Alors voilà, je me retrouve nu sur ce toit, sous un beau ciel bleu, les jambes prises dans un conduit de cheminée. Je n’ai plus un cheveu sur la tête, ou presque. J’ai sur les épaules ce gilet de sauvetage orange qui me rappelle une BD lue quelques centaines de fois étant petit, ado et même adulte. Je fais souvent ce rêve absurde avec, au réveil, cette suite de mots dans la bouche : « La pêche à l’estragon ». Une cheminée, un gilet de sauvetage, pas de bateau. Rien de logique. Tout s’embrouille. Vite, je dois en avoir le cœur net, je sors mon Mac de son sommeil en secouant frénétiquement la souris. Firefox, Google, pêche, estragon, entrée, clic sur le premier lien. Je lis :

« La pêche à l'estragon ne se pratique pas en haute mer mais au bord de la piscine. L'importance des appâts n'est plus à démontrer mais il est bon de rappeler que la qualité des produits utilisés reste capitale. Les olives de Nyons et le rosé de Provence sont les plus souvent cités. La chips est tolérée. Quant à la merguez décongelée, nombreux sont ceux qui s'y sont cassés les doigts et mordus les dents. La pêche à l’estragon n’est pas seulement un sport, c’est un art de vivre qu’il est bon d’adopter la belle saison venue. Les plus fervents adeptes meurent généralement jeunes mais sans regrets. Peu de gens ont écrit sur cette pratique, les études sociologiques tardent à venir. Pourtant la pêche à l’estragon est mondialement reconnue, notamment depuis 1936 quand, lors des Jeux Olympiques d’été de Berlin elle remplaça les épreuves de bobsleig, très certainement faute de neige. »

…/… J’y vois de moins en moins clair. Brouillard total. Un rêve dans le rêve ? Comme dans ce film américain avec Leonardo, devant lequel je me suis presque endormi, lové dans mon boudoir ? Je ne sais plus... Tel un eunuque guillotiné, cette histoire paraît résolument sans queue ni tête.

 

 

 

#8  Le lien…

Bien sûr on pense tout d’abord à la famille. Les liens du sang. Ce sont les liens qui nous rattachent à nos ancêtres, nos parents et plus fortement encore à nos propres enfants, notre descendance. Les liens du sang renvoient à la génétique, à un aspect presque clinique. Ces liens qui nous relient à nos racines et notre histoire, celle qui s’écrit malgré nous et qui continuera avec ou sans nous, comme le nom de famille qui se transmet ou meurt un jour. Mais il y a aussi la famille du cœur, celle qui s’est imposée d’elle-même comme une évidence. Le lien amical. L’amitié forte et sincère qui rapproche des personnes qui pourtant ne sont pas du même sang. Un lien choisi, voulu, tissé. Ne parle-t-on pas d’ailleurs des liens d’amitié ? C’est le lien du cercle de copains-copines avec au centre les « vrais amis », sans pour autant qu’il y en ait de faux tout autour. Ceux à qui on peut presque tout dire, presque tout demander. Ceux qui sont là quand ça ne va pas, toujours partants pour boire un verre et commander une pizza au débotté. Car le lien s’est aussi, surtout, se sentir appartenir à une équipe, un groupe, un clan. C’est partager des souvenirs de virées, remplir une voiture pour aller à un concert, s’échanger des musiques, des bouquins. « Tiens-tu-devrais-lire-ça-tu-vas-aimer-enfin-bon-tu-me-diras. » Le lien c’est parfois apprécier une amie comme si elle était la grande sœur que vous n’avez jamais eu et oser le lui dire... Et puis il y a le lien entre TOI et MOI. Le lien d’amour. Le lien auquel on tient par-dessus tout. Le lien qui colle l’une à l’autre deux personnes que le hasard, ou la chimie, a choisi de réunir. Quand le lien devient union, devient fusion. Quand les parallèles se rejoignent à l’infini. Le lien du désir, de l’impatience, des retrouvailles. Le lien du manque qui parfois fait mal, mais aussi le lien du plaisir qui soulève des montagnes, le peau-à-peau, le bouche-à-bouche, le corps-à-corps... Le lien pour lequel on est prêt à donner sa vie sans réfléchir… C’est évident, pour être supportable le lien ne doit pas être chaîne d’acier mais fil de coton. Chaque jour il s’agit de se souvenir de sa fragilité. Savoir dire « je t’aime » à ses enfants, à ses parents mais aussi à ses amis autant qu’à ses amours. Le lien est singulièrement pluriel, forcément. Et si les amoureux ont du mal à rester amis après avoir été amants, ils demeurent des âmes-sœurs et quoiqu’on en pense, le lien survit. Car s’il peut se détendre, le lien ne se défait pas si aisément. En espagnol, le mot lien se traduit par « enlace ». Tout est dit.

 

#9  Hors saison

Les jours raccourcissent, la météo se rafraîchit de semaine en semaine, la rue a sorti ses manteaux et la chanteuse de la place du Peuple a la goutte au nez. La nuit semble être tombée en quelques secondes. Il est plus que temps pour moi de mettre le cap au sud. Il ne fera pas forcément plus doux là-bas, mais il me pousse une envie de voir-la-mer-en-décembre, hors saison. Envie de plages désertes, de parkings vides et de rideaux baissés. Direction Montpellier. J’insère le CD d’Ibrahim Maalouf, piste douze, Beirut... J’aime rouler de nuit, dépasser des aires chargées de camions endormis, croiser l’interminable transhumance du cirque Medrano qui remonte sur Paris et me laisser charrier par ce long fleuve de bitume tarifé… Trois heures d’autoroute en pilote automatique et quelques albums de Jan Garbarek plus tard, péage… Départementale 986, Lattes, puis Palavas. Je me gare face à la plage de la Coquille. J’incline le siège, coupe la musique et m’octroie quelques heures de sommeil… Quand la lumière crue du levant me chatouille les paupières, je sors péniblement de l’habitable embué. De grands trampolines muets regardent passer les mouettes. Je repense à la chanson de Cabrel. « C’est le silence qui se remarque le plus… » Je distingue à peine la forêt de mats nus qui se dandinent au gré du roulis. Je regarde mes empreintes dans le sable humide. Un café, deux croissants. Quelques rayons de soleil entre dans le canal où les bateaux amarrés semblent en hibernation. Une jolie rousse vêtue d’un étrange manteau en poils de lapin déambule au bras d’un grand chauve à lunettes, pieds nus, le pantalon remonté jusqu’aux genoux.  Le front de mer hors saison me semble délicieusement hors contexte, au moment où tout le monde s’affaire à boucler ses achats de No Hell. Pas une carte postale, pas un parasol. C’est sans doute pour cela que j’aime photographier la côte méditerranéenne hors saison : pour moi elle ne peut être hors sujet. Les lieux hors champ et les instants hors norme sont ceux qui me plaisent le plus, ceux qui m’émeuvent. C’est le genre de hors d’œuvre dont je me délecte volontiers. Parenthèse poétique bienvenue avant l’orgie de foie gras, de saumon fumé, de dinde et de champagne, avant les guirlandes de cadeaux en tout genre qui feront surtout plaisir aux nouveaux actionnaires de la FNAC. Je remonte dans la voiture et mets machinalement l’album rouge d’Eric Legnini. Direction Saint-Étienne. La voix grave de Krystle Warren m’enveloppe. Je me sens moi-même. « Such a joy... »

 

#10  Mon coeur est grand comme un aéroport

Je suis né un jour sans lune, je n’y suis pour rien. Je sens en moi se mouvoir des strates irrégulières, des vagues, des histoires, je sens que s’empilent des valises qui débordent, plusieurs vies, comme un imbrication de poupées russes. Je suis à fleur de mots, à la croisée des routes. Je rêve en noir et blanc de voyages polychromes au bout du monde, de solitudes et de foules au fond des yeux, de silences et de musiques. J’ai l’œil curieux et l’âme globe-trotteuse. Tel un chasseur d’horizon, loin n’est jamais assez loin. J’ai les papilles gourmandes de chocolat amer et de mangues fondantes. Je ne suis rien, je suis tout. Je suis un continent, une île du Cap Vert, les rues de la Havane, les flancs du mont Nimba. Je suis les places de Barcelone. Je suis les amants qui s’aiment sous les toits de Paris, se tiennent par la main sur le Pont des Arts et se quittent dans le métro aérien. Je suis le vacarme bavard d’une gargote dans les bas-fonds de Tokyo et le silence assourdissant des landes islandaises. Je suis un arbre, un zèbre, un verre de vin. Je suis la menthe poivrée, l’arabica et le thé noir. Je suis la tourbe et le pavé, l’orchidée et l’ortie.Je suis le ruisseau qui se perd entre tes mains, je suis les eaux de mars qui ruissellent à tes pieds. Je suis la terre qui colle aux racines, l’empreinte de pas dans le goudron. Je suis l’ombre, la trace, le négatif. Je suis l'impalpable imaginaire d’une rêverie en plein jour et l’éternité d’un battement de cil. Je suis la première gorgée de bière et le dernier baiser. Je suis une éclipse, un accident du hasard. Les vents contraires me poussent à dépenser ma vie sans compter mon temps. Mais je suis le courage et la paresse car, sans trêve possible, ce je fuis le jour me poursuit la nuit. J’ai l’assurance fébrile d’un Zeppelin dérivant au-dessus de l'océan, esclave du temps avec l’illusion furtive de rester maître du jeu. Je suis Robert Kincaid devant le pont Roseman, ou peut-être Paul Exben, quelque part entre le Monténégro et le Venezuela. Je suis la musique incertaine de la pluie généreuse qui gifle les vitres et celle du vent léger qui ferme tes yeux. Je suis Libertango d’Astor Piazzolla, je suis le souffle de Miles et la main gauche de Thelonious, je suis la voix d’Ella. Je suis toi, elle et lui. Je suis vous. Je suis de neige et d’ébène. Couleur café dedans, sans vous faire de la peine, je suis un nègre blanc. Je suis l’hiver qui tape aux carreaux et le soleil qui brûle ta peau. Et puisqu’il n’y en a plus je serai s’il le faut, l’ultime et le dernier allumeur de réverbères.

 

#11  Les bonnes résolutions     1/2

Mon amie Wikipédia, plus ou moins fiable mais tellement facilitante, m’explique que « les bonnes résolutions sont une coutume de la civilisation occidentale qui consiste, à l'occasion du passage à la nouvelle année, à prendre un ou plusieurs engagements envers soi-même pour améliorer son comportement, une habitude ou son mode de vie pour l'année à venir ». Les revues-à-la-noix-de-jojoba, magazines-à-bronzer-en-cabine et autres tabloïds-qui-couche-avec-qui en font leurs choux gras chaque mois de janvier, chez les coiffeurs et dans les salles d’attente des médecins de famille. Le site officiel du gouvernement américain propose même une liste des bonnes résolutions les plus populaires, sous-entendant que Yes we can, quand on veut on peut. Plutôt que les classiques « je mange plus équilibré » ou « j’arrête de fumer », le site bonnesresolutions.com propose plutôt  d’arrêter de mettre les doigts dans son nez en voiture, de ne plus tromper sa femme ou encore de virer les faux-amis de son entourage. Plus aléatoire mais non moins drôle, lucianoz.free.fr met en ligne son Générateur Interactif de Bonnes Résolutions version 9.0 : tandis que des mots défilent à toute allure, cliquez au hasard sur les chiffres 1-2-3-4 puis découvrez des formulations aussi étonnantes que le modeste « se proposer diplomatiquement de lui faire du bien tous les soirs », l’étrange « se préparer fermement à s’abandonner avec des palmes » ou encore le très courageux « s’évertuer naïvement à voter sous les bombes », très en vogue au Mali en ce début d’année. Ainsi chaque hiver des millions de personnes prennent deux ou trois grandes résolutions… et les rendent très vite ! Car on le sait bien, l’effet d’annonce n’étant le plus souvent suivi que d’un feu de paille qui part en cacahuète et finit en eau de boudin à la vitesse molle d’un pchitt chiraquien, il ne restera au mieux qu’un pathétique sujet de conversation devant la machine à café. Il paraît en effet bien illusoire de miser sur une subite décision d’être plus mince et de devenir spontanément moins accro à la cigarette, à moins de contracter une fidèle gastro (La Havane à Noël, c’est si beau…) et de compenser la nicotine par une cure de Jack Daniels ! Partant du principe qu’un objectif est d’autant plus facile à atteindre que l’on a aura pris la précaution de le placer à mi-hauteur, j’ai dressé la liste de mes petites résolutions, échelonnables sans frais supplémentaires jusqu’en décembre 2013…

 

#12  Les bonnes résolutions     2/2

Nous en étions donc là... Partant du principe qu’un objectif est d’autant plus facile à atteindre que l’on a aura pris la précaution de le placer à mi-hauteur, j’ai dressé la liste de mes modestes résolutions, car comme l’écrivit si bien le génial Oscar Wilde, « Les bonnes résolutions sont des chèques tirés sur une banque où l’on n’a pas de compte courant. »Il me faut tout d’abord à la famille, à la maison, et prendre quelques mesures pratico-pratiques. Classer les factures EDF, GDF et Stéphanoise des Eaux, jeter celles d’avant 2000. Plastifier mon permis de conduire qui ressemble de plus en plus à un manuscrit de la mer Morte. Appeler ma grand-mère avant qu’elle oublie complètement mon prénom. Faire une fiche récap des anniversaires à laisser sur le frigidaire (changer au passage l’ampoule du frigo). Défragmenter le disque dur. Revendre la paire de rollers flambant neufs qui dort à la cave (et ranger la cave par la même occasion). Classer les CD par ordre alphabétique et vérifier s’il n’y a pas des doublons parmi les cinquante DVD encore cellophanés. Revendre mon alliance pour enfin m’acheter l’intégrale de Queen ainsi qu’un bon vieux Criterium parce que c’était vraiment la classe avec la gomme et le taille-mine intégrés. Faire l’album photos des vacances 2012, 2011, 2010, 2009, 2008… Je décide également d’adopter quelques bons principes citoyens. Mieux recycler mes déchets (déposer les deux modems 56k et les trois litres d’huile à fondue à la déchetterie). Dire bonjour aux chauffeurs de bus. Déprogrammer TF1 et M6 de ma Freebox. Apporter mon vieux cuir à l’asile de nuit. Ne plus faire de blagues gratuitement méchantes dans le style « Christine Boutin aurait raté de seulement quelques kilos le casting pour Sauvez Willy 3 »… Je dois aussi penser à ma santé. Mais nous sommes déjà en avril, les bonnes intentions du style « acheter-un-rameur-manger-des-légumes-boire-au-moins-un-litre-d’eau-par-jour » sont déjà obsolètes, c’est peine perdue pour une année encore, j’aurai l’air d’un B majuscule sur la plage de Barcelone. Je me fais tout de même une promesse, certains y verront un peu de mauvaise foi, mais comme paraît-il les gouttes d’eau font les grandes rivières, je prends une vraie décision : en 2013 je déclinerai poliment et systématiquement la proposition « ketchup-mayo ? » chaque fois que je commanderai un menu XL Big Mac best of plus !

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X