Ce mortel ennui

Tiré du roman éponyme de Pierre Drieu La Rochelle, "Le Feu follet" constitue une œuvre intime, glaciale, à fleur de peau. L'un des chefs d’œuvre de Louis Malle, servi par la prestation impeccable de Maurice Ronet.

« Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, Quand sous les lourds flocons des neigeuses années L'ennui, fruit de la morne incuriosité, Prend les proportions de l'immortalité. »

Charles Baudelaire

Réalisé par Louis Malle en 1963, Le Feu Follet est tiré du roman éponyme de Pierre Drieu La Rochelle, sulfureux dandy à la plume agile, volage dans sa vie amoureuse comme dans ses convictions, passé du nihilisme au socialisme, puis au nazisme, pour mettre fin à ses jours en 1945 par ingestion massive de Gardénal. S’il transpose l’histoire du Paris des années 20 à celui des années 60, et remplace l’addiction du personnage à l’héroïne par un alcoolisme à demi soigné, le film reprend pour le reste la trame du roman. On y suit donc les tribulations d’Alain Leroy, jeune homme au regard d’ébène, aux tempes dégarnies et aux illusions perdues. Le film est une lente descente vers l’abîme, celle d’un homme qui cherche désespérément une prise à laquelle se raccrocher dans l’existence, sans succès, évidemment. La chute inexorable d’un paumé qui aime les femmes mais leur fait mal l’amour, a soif d’ivresse mais ne boit plus, voudrait qu’on l’aime mais n’a jamais su s’y prendre, se cherche une cause mais se heurte au nihilisme.

Le livre était un chef d’œuvre. Son adaptation à l’écran est peut-être meilleure encore. Grâce à la caméra de Louis Malle, qui toujours prend le temps d’apprivoiser son sujet, s’autorise de longs plans muets sur les visages, comme pour sonder l’âme des personnages. A son sens aigu de la mise en scène, comme l’illustre la séquence d’ouverture qui résume le film à elle seule, lorsque la maitresse d’Alain lui caresse tendrement le front après une étreinte hésitante : « Pauvre Alain… comme vous êtes mal… ».

"Difficile d'être un homme"

Grâce à Maurice Ronet, surtout, qui trouve là l’un de ses meilleurs rôles. Cet enfant maudit du cinéma français, déjà à demi-oublié, qui consuma son existence par les deux bouts pour s’éteindre à 56 ans à peine, colle à la peau du personnage d’Alain. Ses yeux effarés témoignent d’une immense détresse, sa nonchalance d’un Ennui baudelairien qui vire au tragique. Usé jusqu’à la corde, fatigué, rongé par la lâcheté mouillée de sa détermination bien faiblarde, l’âme en lambeaux. « Difficile d’être un homme… il faut avoir envie. »

La caméra de Louis Malle le suit dans chaque facette de son quotidien. On le voit tour à tour lire, écrire, s’affronter lui-même aux échecs, tuer le temps en empilant des objets, discuter, séduire, tenter de vivre. En vain. Rencontrer tour à tour d’anciennes maitresses, des militants de l’OAS, un vieux pote rangé avec femme et enfants, côtoyer les autres sans jamais les toucher, constater que tout ce qui pourrait le rattacher à l’existence sombre progressivement dans les eaux du Léthé. Des passages du texte original, récités en voix off par Ronet, ajoutent encore à la puissance du récit : « Toute ma vie je n’ai fait qu’attendre. Attendre que quelque chose se passe. Je n’ai jamais su quoi exactement. »

Les réponses à l’ennui et au vide ne manquent pas. Alain Leroy choisit la plus rapide, la plus lâche et la plus courageuse. Loge le canon froid de son Luger contre son cœur, jette un dernier regard perdu sur les murs de sa chambre, et presse la détente.

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X