Pourquoi il faut relire - Dans ma chambre - de Dustan à la lumière de la PrEP

Âmes sensibles s'abstenir, l'article que vous allez lire est destiné à un public averti. J'ai toujours voulu écrire à propos de Guillaume Dustan, alors quand un jour, je me suis surpris à l'imaginer vivre en 2018, je me suis dit que finalement, en peu de temps les choses auraient peut-être été complètement différentes pour lui. SIDA, sexe et drogue, l'ouvrage "Dans ma chambre" aurait-il eu la même force aujourd'hui, 22 ans après sa parution en 1996 ?


SI vous ne connaissez pas Guillaume Dustan, c’est peut-être que vous avez moins de
quarante ans, que vous n’avez jamais regardé Ardisson au début des années 2000, ou que
vous ne vous êtes pas intéressé à l’histoire sociale du VIH en France dans le détail.
Tâchons de corriger cela. Guillaume Dustan (1965-2005) est un intellectuel français, si tant
est que l’on puisse encore le dire de manière non péjorative. Dustan, de son vrai nom
William Bénarès, suit le cursus Khâgne puis Sciences Po - ENA. Il est ensuite haut
fonctionnaire d'état, en qualité de magistrat. Séropositif à partir de 1990, il mourra en 2005
d’une intoxication médicamenteuse involontaire.


Écrivain, éditeur, DJ, ses œuvres sont à son image : au-delà des traits clairement
autobiographiques assumés, ses écrits parlent d’homosexualité, de drogue, de sexe et de
fête à une époque où l’épidémie du SIDA est à son paroxysme.


« Dans ma chambre », premier roman de Dustan, ne déroge pas à la règle, au contraire il
introduit son style : précis, froid et trash. Dustan nous entraîne dans ses pensées et ses
envies -assouvies- de sexe : avec un mec, avec deux mecs, etc. Avec ou sans drogue. Avec
ou sans alcool. Versatile.

Et avec ou sans capote. La pénétration nature, ou bareback, a toujours fait débat dans la
communauté gay, encore plus dans les 90’s. Alors que Dustan est séropositif, il revendique
le droit de jouir de cette pratique à risque. Gros clash dans le milieu, Dustan est fustigé à
l’époque par les militants, notamment d’Act Up, avec en tête Didier Lestrade qui jugera les
positions de Dustan “criminelles”.

Déchaînement de colère et incompréhension pour les uns, ode au nihilisme et à une
nouvelle philosophie de l’individualité pour les autres, l’ouvrage cristallise une certaine forme
de peur et de colère. En 90, baiser sans capote dans le milieu gay c’est risquer sa vie.


« Dans ma chambre » est émaillé de petits moments de lucidité face à la maladie.
Ca fait quatre ans déjà que je pense que je vais mourir l’année prochaine”.
Mais malgré cette menace planante, l’œuvre est sans cesse emprunte d’une insupportable
légèreté pour les 90’s. Cédric, que le narrateur rencontre au détour d’une rue, échange avec
lui “Il me dit que son nouveau mec adore se faire sauter, … Je lui demande si c’est avec ou
sans capote. Il me dit Tu sais personne ne met plus de capotes, même les américaines,
maintenant tout le monde est séropositif, je ne connais plus personne qui soit séronégatif
(moi non plus je pense, à part Quentin. Son dernier test date de six mois je crois), ….


Du cul, du fist, du sperme. L’écriture dustanienne est elle-même une performance, un
bareback suant. La trithérapie n’existe pas encore, le narrateur est lui-même sous AZT.
Je vais me brosser les dents, c’est le round hygiénique du soir, azt, dents, verrues ….
Cependant on peut s’interroger sur l’intérêt d’un tel livre aujourd’hui. Aurait-il eu le même
impact, la même puissance, le même rejet s’il était sorti en 2018 ?

Dustan nous parle de sexualité alternative, exploratoire et sous toxique. On peut déjà voir
dans ses usages de cocaïne, d’alcool, de cannabis et de poppers une sorte de chemsexeur
précurseur, 20 ans avant l’essor des cathinones. On ne peut qu’imaginer un “Dans ma
chambre” 2.0 ou Dustan raconterait ses plans cul sur Grindr, ses commandes de drogues de
synthèse sur internet pour le weekend et sa prise quotidienne de PrEP remplaçant celle de
l’AZT.


Et c’est peut-être là toute la différence.


A une époque où être séropositif est annonciateur d’un SIDA à terme, « Dans ma chambre »
se lit comme un manifeste à la jouissance avant la mort, au plaisir avant la souffrance.
Aujourd’hui, l’auteur pourrait étayer sa sexualité de supports préventifs tels que la PrEP s’il
avait été séronégatif, et du TASP s’il avait été séropositif. HIV-, la PrEP lui aurait permis un
épanouissement sexuel sans peur du virus. HIV+, le traitement lui aurait réduit sa charge
virale à un point où le port de la capote ou non se réduirait à un débat subalterne avec
beaucoup moins d’enjeux qu’en 1990.


Son style incisif, sa qualité d’écriture le sauverait très sûrement d’une critique assassine,
peut-être ne serait-il qu’une gourmande capricieuse. On peut aussi penser qu’on lui prêterait
le sobriquet de “Truvada Whore”. Lui en assumerait peut-être totalement le qualificatif.
Son combat le plus important serait peut-être la légalisation de toutes les drogues, comme il
l’évoquait déjà sur des plateaux TV à la fin des 90’s.


Sauf que Dustan n’est plus. Difficile de parler à sa place ; pour autant sa pensée résonne
toujours dans les problématiques actuelles de chemsex, de prévention VIH mais aussi de
construction du genre. Même à la lumière des progrès actuels en termes de traitements
contre le VIH, « Dans ma chambre » reste un ouvrage lourd et profond qui parle d’amour, de
sexe, et de solitude.


Pour finir, peut-être que si Dustan est si facilement projetable dans les lignes de 2018, c’est
parce que, comme son épitaphe l’indique :


J’ai toujours été pour tout être”.

Dans ma chambre, Guillaume Dustan / édition P.O.L / 1996

crédit photo : @charledeluvio / Unporn : does size matter ?

Lexique :

AZT : un des premiers traitements utilisés dans la lutte contre le SIDA dans les 90's, précurseur des tritérapies.

Cathinones : Nouvelles drogues de synthèse, notamment utilisées dans la pratique du chemsex.

Chemsex : Phénomène consistant à avoir des relations sexuelles en groupe tout en consommant des toxiques, notamment en intraveineux.

PrEP : Prophylaxie pré-exposition. Médicament antirétroviral (Truvada) permettant au personnes séronégatives de se prémunir du risque d'attraper le VIH.

Truvada Whore : Salope à truvada. Terme péjoratif parfois utilisé pour les personnes sous PrEP, accusées de profiter de cette sécurité pour prendre plus de risques dans leur vie sexuelle et affective.

TASP : Treatment AS Prevention. Le traitement en tant que prévention. Stratégie visant à dépister les personnes séropositives pour les mettre le plus rapidement possible sous traitement. Les patients gagnent en qualité de vie, et leur charge virale (le nombre de copies du virus qu'ils ont dans le sang) devient indétectable, ils ne risquent plus de transmettre le VIH.

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X