Même si son œuvre monumentale à la Sucrière a nécessité 6 000 pelotes de laine, tout ne tient qu'à un fil chez Chiharu Shiota : celui que les Anciens disaient relier l'âme à l'au-delà et qu'aujourd'hui on pourrait voir comme constituant le réseau fragile et incertain de la psyché, de la mémoire et de l'identité.Jean-Emmanuel Denave
«Je pense à la chaleur que tisse la parole autour de son noyau le rêve qu'on appelle nous», écrivait Tristan Tzara. Ne cherchons pas trop vite les significations ou les symboles, et laissons l'œuvre monumentale de Chiharu Shiota se donner d'abord à nos sensations, à la déambulation, à la rêverie et aux dérives de l'imagination... Occupant les 1700 m² du premier étage de la Sucrière, l'installation impressionne d'emblée fortement et compose un espace-temps difficile à définir : parmi des lumières tamisées et extrêmement précises, nous sommes projetés dans une sorte de souterrain mystérieux, hanté par de grands fantômes blancs vaporeux. Soit seize robes blanches démesurées (qui semblent identiques et sont en réalité toutes légèrement différentes, dessinées par le styliste Mongi Guibane), aux traînes reliées entre elles ainsi qu'aux piliers du bâtiment, le tout prenant place parmi les trames de milliers de fils de laine noire entrecroisés (6 000 pelotes et 600 km de laine). Tout communique et est relié en un vaste réseau : fils, tissus, parois de béton, sol, piliers.
Cortex
Beaucoup penseront au labeur d'une araignée, aux toiles un peu lugubres des greniers ou des caves. Chiharu Shiota s'en défend, préférant l'image d'un cortex et d'un réseau de neurones, reliés entre eux par des synapses et des dendrites imaginaires. «Toute mon œuvre porte sur la mémoire», souligne l'artiste, assez réservée, née en 1972 à Osaka, établie depuis 1996 à Berlin, formée auprès de la performeuse radicale Marina Abramovic. Ses grandes robes blanches ne doivent pas être forcément lues elles non plus comme représentatives d'une quelconque virginité ou féminité revendiquée, mais «comme une seconde peau». «Je pense que tout est à l'intérieur du corps – famille, peuple, nation et religion... À l'aide de fils qui entourent la robe «seconde peau», je crée un environnement qui décrit ces relations». Ce vaste «Labyrinthe de la mémoire» enveloppe ainsi différentes strates de temps, différentes relations de l'individu au groupe, différents rapports de l'intérieur au dehors, du visible à l'invisible... Formée aussi à la peinture et au dessin aux Beaux-Arts de Kyoto, Shiota manie fils, lumières, tissus comme autant d'éléments picturaux, peignant en trois dimensions. Et l'on sera attentif dans son œuvre aux infimes et très précises variations de densités, de formes légèrement différentes, de clairs-obscurs, aux successions de plans. Variations esthétiques exprimant celles de la psyché et de la durée humaines.
Portrait
Cette confusion parfaite et géniale entre la psyché et un univers plastique renvoie par exemple au film de David Cronenberg, Spider, lui aussi représentation de la psyché d'un individu (en l'occurrence schizophrène) et lui aussi utilisant le motif des fils arachnéens, comme autant de tentatives, d'essais réussis ou inaboutis de relier des souvenirs, de construire une mémoire et une identité. Et là est le trait essentiel : de Bergson ou Deleuze à Shiota et Cronenberg, la mémoire n'a rien de fixe ni de définitif, elle est une «matière» en constant devenir et recréation. La série des robes «seconde peau» de Shiota figure cela de manière admirable, telles des couches ou des images différentes et successives de soi, quasi identiques mais pas totalement, s'étirant en de longues perspectives et dans des éclairages dissemblables. «Labyrinth of memory» constitue une sorte d'autoportrait de l'artiste en trois dimensions (la 3e dimension essentielle étant ici celle du temps) qui, comme tout autoportrait réussi, implique la relation à l'autre et au social, interroge les masques et les failles de l'identité, renvoie le spectateur à ses propres questionnements. Commentant Spider, David Cronenberg rappelle combien au fond il est difficile pour chacun, chaque matin au réveil, de reconstituer une mémoire et une identité, ces fictions nécessaires, quand nous sommes pris en réalité dans des changements et des métamorphoses incessants...