Berlinale 2014, jour 1. Dépaysement

Jack d’Edward Berger. La Voie de l’ennemi de Rachid Bouchareb. Grand Budapest hotel de Wes Anderson.

Premier séjour à la Berlinale et arrivée un peu chaotique. Il faut dire que, pour le Français habitué à l’organisation cannoise, celle de Berlin est aux antipodes. Là où Cannes se déroule entre professionnels de tous bords, avec un système de «classes» pour les hiérarchiser, Berlin est un festival ouvert au public, qui achète en masse des places pour les quelques 150 films présentés, et regroupés en sections — la compétition, le panorama, le forum, mais aussi une sélections de classiques, de films pour enfants, de documentaires, et même des films dont le thème est la cuisine ! On trouve dans chacune d’entre elles quantité de séances spéciales, et pas forcément les moins intéressantes, donc il faut se frayer un chemin dans cette programmation tentaculaire et éclatée géographiquement à l’intérieur de la ville, tout en chassant le ticket d’entrée. Un sport qui nécessite un certain entraînement.

Il aura donc fallu attendre ce vendredi pour découvrir le nouveau Wes Anderson, Grand Budapest hotel, prestigieux film d’ouverture, un rôle auquel les films d’Anderson semblent cantonnés — Moonrise kingdom l’avait déjà tenu il y a deux ans à Cannes. Mais patience, patience, avant de savoir ce que ça vaut…

Berlin, hors et dans l'écran

Le vrai début de la compétition fut donc pour nous Jack d’Edward Berger, premier des nombreux films allemands concourant à l’Ours d’or. On ne va pas blâmer la Berlinale de faire ainsi une place de choix à sa cinématographie nationale vu que Cannes avait fait la même chose en 2013 avec au moins sept films français en compétition… La première surprise de Jack, c’est qu’il se déroule ici même, à Berlin, et la déambulation de son personnage-titre rejoint la nôtre la veille, du côté d’Alexanderplatz notamment, comme un curieux échange de regards entre le cinéaste et nous spectateurs exotiques — c’est aussi pour ça que les projections en festival sont souvent des moments uniques. On sent d’ailleurs que Berger a envie de peindre le Berlin d’aujourd’hui, ses mœurs libres, ses fêtes underground et sa bohème, même si le film est toujours un peu suspect de les critiquer comme une forme d’irresponsabilité pure et simple.

Si le héros est un jeune garçon d’une dizaine d’années, quasiment de tous les plans du film, moteur d’une action qui rappelle celle des films des Dardenne, c’est bien sa mère qui est le vrai problème dramaturgique du film. Instable socialement, affectivement et professionnellement, elle laisse ainsi son fils s’occuper de son deuxième enfant, qu’elle a eu avec un autre père — les deux ont depuis longtemps disparu du paysage. Une scène assez folle montre Jack se réveiller en pleine nuit, rentrer dans la chambre de sa mère, la surprendre en train de faire l’amour avec son amant du soir et lui demander de lui faire un sandwich. Ce qu’elle accepte sans rechigner, allant lui préparer la chose nue comme un ver !

On pense que Berger tient ainsi le bon bout, montrant qu’on peut tout à fait être une famille brinquebalante — et un enfant brinquebalé — sans que cela ne débouche sur un drame, mais au contraire sur une félicité allant contre les normes. Erreur. Un incident va désosser cet éden précaire et bizarre, envoyant Jack dans une pension, pendant que son demi-frère reste avec sa mère, c’est-à-dire à peu près tout seul. Berger orchestre alors une petite surenchère de climax dramatiques — Jack, brutalisé par un de ses camarades, se rebiffe, le frappe, pense l’avoir tuer, s’enfuit — qui lance son errance à la recherche d’une mère volatilisée.

Jack, gentil garçon, simple, dévoué, bien élevé, va glisser dans la délinquance mais sans jamais le vouloir, par la seule envie de survivre et de protéger son frère. La caméra lui colle aux basques, dans un style réaliste axé sur la description méticuleuse des gestes accomplis plutôt que sur une quelconque analyse psychologique. À la différence des Dardenne déjà cités, grands modèles manifestes de l’auteur, le scénario paraît sans cesse provoquer les événements plutôt que de les laisser advenir de manière impromptue. Parfois, cela crée un appel au suspens plutôt réussi ; la plupart du temps, cela passe pour une artificialité maladroite dans une œuvre qui se pique au contraire de ne jamais faire dans le faux-semblant.

Peut-être a-t-on trop vu ce type de récit ? Peut-être cette esthétique, forgée à l’embouchure des années 2000 comme une réaction (inconsciente) à la puissance de numérique mais aussi à certains standards du cinéma d’auteur, est-elle en passe de devenir académique ? On se le dit un peu devant Jack, qui fait pâle figure sur un sujet approchant par rapport à la maîtrise extrême des Dardenne — encore eux ! avec Le Gamin au velo. Pas honteux, mais pas franchement transcendant, sauvés par quelques moments forts, Jack était donc une entrée en demi-teintes dans la compétition.

Voie sans issue

Dans la foulée, on a découvert le nouveau film de Rachid Bouchareb, La Voie de l’ennemi. Le titre anglais dit le projet de départ : Two men in town. Soit un remake du Deux hommes dans la ville de José Giovanni, transposé de nos jours dans le Sud des États-Unis à la frontière mexicaine. Avouons-le, on ne se souvient pas trop du film original, mais on se demande vraiment ce qu’il en reste dans la version Bouchareb (avec comme co-scénariste l’écrivain Yasmina Khadra). Car là, c’est plutôt un homme seul en plein désert, les autres personnages étant de gros seconds rôles… L’homme en question, Jim (Forest Whitaker, tendance cabot), est un ancien taulard, condamné à 18 ans de prison pour avoir assassiné l’adjoint du shérif, et qu’on libère sous probation, puisqu’il a entre temps décidé de se ranger et s’est converti à l’Islam. La juge chargée de surveiller Jim (Brenda Blethyn) est pleine de bonne volonté, et Jim lui-même est aussi sincère que Carlito Brigante dans son désir de se tenir le plus loin possible du monde criminel. En revanche, le Shérif du coin (Harvey Keitel) n’est pas décidé à passer l’éponge. Son conservatisme endémique le pousse même à voir comme une autre menace la conversion de Jim, puisque l’Amérique a décidé d’aller justement bousiller, au péril de ses soldats, des méchants musulmans en Afghanistan.

Il y a là un double sujet passionnant : le premier relève du pur film noir — peut-on échapper à son destin ou est-on toujours rattrapé par ses crimes ? Le second est plus politique, et cherche à soumettre l’Amérique à une de ses grandes questions, celle de la deuxième chance. Jim est vraiment le coupable idéal d’une société qui ne peut pas accepter de si radicaux changements de comportements : noir, musulman, amoureux d’une latino, ami avec un caïd local — Luis Guzman, dans un numéro à la Luis Guzman… Tout pour déplaire aux autorités du coin.

Mais Bouchareb, comme Tavernier avec Dans la brume électrique, sacrifie l’efficacité d’un pur récit de genre au profit d’une foule de «messages» lourdement assénés au spectateur. Comme dans son précédent Hors-la-loi, et malgré quelques louables efforts pour éviter le manichéisme complet — Keitel, au départ, s’en prend à une milice armée qui arrête des immigrants à la frontière au mépris de la loi officielle — il ne peut s’empêcher de souligner sans cesse par le dialogue puis par la mise en scène ses intentions militantes.

Du coup, tout finit par être factice et décevant, jamais captivant. La lourdeur se transforme en académisme au gré de séquences où seuls les enjeux moraux font figure d’arguments dramatiques, et on a parfois le sentiment d’assister à un film en chambre bien français tourné à ciel ouvert sous le soleil caliente du Nouveau-Mexique… La conclusion est à l’image de ce manque d’ampleur : là où les fils du récit semblaient converger vers une explosion cathartique, le film se boucle en revenant à son point de départ, se contentant d’un geste ô combien appuyé pour montrer l’échec de son personnage dans son désir de rédemption. Qu’en déduire ? Que l’Amérique se fabrique ses propres ennemis par sa capacité à stigmatiser ceux qui ne correspondent pas à ses critères de respectabilité ? Le titre français semble accréditer cette thèse, et elle ne serait pas éloignée de celle développée dans Hors-la-loi, le précédent Bouchareb, avec lequel La Voie de l’ennemi partage une même manière de tout engoncer dans le cliché visuel et de couper sans vergogne les cheveux en quatre au nom du didactisme.

Du Grand Anderson

Alors, alors, le Wes Anderson ? Mettons fin au suspense tout de suite : c’est une merveille, un enchantement permanent, une prouesse qui tient autant à la générosité visuelle de son auteur qu’à un goût, qu’on ne connaissait pas prononcé à ce point chez lui, du récit pur, la fantaisie devenant ici non pas seulement le prétexte à une suite délirante de tableaux vivants reposant sur des décors vintage, mais aussi un grand jeu de poupées russes romanesques. Au départ, la statue d’un écrivain, et une jeune fille qui se recueille devant elle ; puis l’écrivain se met à revivre dans un premier flashback, et raconte que pour raconter de bonnes histoires, il faut seulement écouter les gens autour de soi ; deuxième flashback : l’écrivain, rajeuni sous les traits de Jude Law, croise dans ce qui reste du Grand Budapest hotel son propriétaire, Zero Moustafa, qui va lui raconter l’histoire de Mr Gustave, son mentor et son ami.

À chaque retour en arrière correspond un changement de format : du 1, 85 au Scope, du Scope au 4/3, comme si c’était la mise en scène qui devait se plier aux caprices de cette vertigineuse présentation des événements. Qui se résumeront en un double mouvement : d’un côté, une histoire de transmission — thème éminemment andersonien —, de l’autre, un crime maquillé en succession orageuse. Ce dernier ouvre la voie non pas à un Cluedo ou à une sorte de variation pop autour d’Agatha Christie — même si le prénom d’un des personnages pourrait le laisser penser. C’est surtout l’opportunité pour Anderson de créer la plus grande galerie de personnages qu’il ait jamais inventées sur un écran. Au hasard : un dandy grossier et son laquais assassin mi-créature de Frankenstein, mi-agent de la Gestapo (Adrian Brody et Willem Daffoe) ; un grand chef français visiblement au courant des secrets d’alcôve les plus dangereux (Matthieu Amalric) ; un avocat très très méticuleux (Jeff Goldblum) ; une vieille dame un peu indigne, mais pas tant que ça (Tilda Swinton) ; un prisonnier tatoué avec des dessins grotesques (Harvey Keitel, meilleur que chez Bouchareb), etc, etc.

Le plus génial d’entre tous, c’est évidemment Mr Gustave, incarné par un Ralph Fiennes qui va tailler des croupières à George Clooney sur son terrain préféré, rodé chez les frères Coen : celui du clown pédant, capable de se lancer dans d’interminables et laborieuses citations avant de les laisser en suspension ou de les conclure par une exclamation fort triviale. Mr Gustave incarne ainsi toutes les aspirations du cinéma d’Anderson : à la fois raffiné et ridicule, esthète et obsédé, guindé et souple. Ainsi va la mise en scène du Grand Budapest hotel : que ce soit dans de très voyantes toiles peintes ou dans de sublimes décors construits aux studios Babelsberg, tout est prétexte à d’infinies variations d’échelles — accessoire qui offre un des gags les plus drôles du film — et d’imprévisibles cadres à l’intérieur du cadre — combien de petites fenêtres se mettent à vivre à l’intérieur de ce grand carré qu’est l’écran ?

Ce système, dit de la «maison de poupée» n’est pas nouveau chez Anderson. Mais, dans cet univers créé de toutes pièces — pays imaginaire, dates fantaisistes — la maison est régulièrement secouée par les échos de l’Histoire. Même s’il le fait avec la légèreté allusive d’un Hergé, c’est la première fois qu’Anderson évoque aussi clairement la Deuxième guerre mondiale et le nazisme, qui finira par balayer ses héros bien plus encore que le tourbillon de péripéties qui émaillent le récit. Si Grand Budapest hotel est avant tout une sorte d’über-divertissement, une œuvre perpétuellement jouissive, passant du slapstick à l’humour macabre, du comique de langage au gag purement visuel, il ne fait aucun doute que son cinéaste y fait entendre quelque chose de plus sombre, qu’il conviendra de digérer au fil des visions. Car, c’est sûr, dès qu’on peut, on y retourne !

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