Inutile de se mentir plus longtemps : nos sociétés, ces mammouths pétrifiés à l'idée de bouger ne serait-ce que de quelques centimètres, sont en pleine mutation. Pour sa nouvelle édition, le Printemps du Livre a pris acte de ces enjeux en invitant des auteurs défricheurs, à même de stimuler les esprits au-delà de ce foutu raisonnable. François Cau
Ne serait-ce que parce que l'incitation à la lecture est déjà une spectaculaire opération de salubrité publique, il faut louer des manifestations comme le Printemps du Livre. L'équipe de Grenoble Ville Lecture, en précieux partenariat avec les bibliothèques de Grenoble et sa flamboyante agglo, pousse le lecteur impénitent dans ses derniers retranchements en lui soumettant moult rencontres avec des plumes aguerries ou fraîchement révélées des scènes littéraires françaises et, cette année particulièrement, internationales ; et prolonge le plaisir avec des spectacles, des lectures et autres animations, tout en maintenant une permanence sous chapiteau au Jardin de Ville. Alors après, bien sûr, on peut pinailler sur la prog. Regretter que le cru 2012 soit exsangue du côté du polar ou de la science-fiction (ce dernier genre drainant malheureusement trop peu de curieux), qu'il laisse un peu de côté le neuvième art (avec quelques notables exceptions, comme la présence de Samuel Ribeyron pour ses Super Beige), ainsi que la poésie ou le théâtre, ou enfin qu'il ne compte pas dans ses rangs Régis Jauffret pour son monstrueux Claustria (pour cause d'annulation tardive). Oui, on peut pinailler, mais on ne peut tourner le dos aux pléthoriques propositions de ce dixième Printemps.
Têtes d'affiche
Forcément, pour ses dix ans, l'événement se fait plaisir, réinvite des auteurs qui ont marqué son histoire, s'autorise des coups de cœur et quelques jolis coups. Comme la venue du grand Rick Bass (voir encadré) pour l'ensemble de son œuvre, celle de Robert McLiam Wilson, de l'inévitable Olivier Adam, du rockeur Theo Hakola, ou d'un beau quarté de tête de la dernière rentrée littéraire – Lydie Salvayre pour son Hymne à Jimi Hendrix, Jean Rolin et son Ravissement de Britney Spears, Patrick Deville pour Kampuchéa, et enfin l'esthétisant Eric Reinhardt et son Système Victoria. Mais le grand événement annoncé est la venue de Dany Laferrière pour excellent roman Tout bouge autour de moi (qui donne par ailleurs son nom au thème de cette année, Tout bouge autour de nous), récit de sa propre expérience pendant et après le séisme qui devait ravager Port-au-Prince. Une œuvre puissante, directe, qui trouve invariablement la dignité dans l'horreur. Autre temps fort immanquable, la rencontre avec Jean Ziegler (photo, pour son dernier ouvrage, Destruction massive), ancien rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'alimentation, indigné avant l'heure, trublion légitimement fort en gueule qui n'a de cesse de focaliser le regard détourné – et de fait, coupable – des instances internationales sur l'immonde scandale de la faim. Dans un registre presque aussi putride, celui du fonctionnement de l'économie mondiale, on pourra soumettre Christophe Ramaux, signataire du Manifeste des économistes atterrés, et ardent promoteur d'un nouvel Etat social.
Outsiders
Passées ces agapes, le Printemps s'intéresse aussi à des triturateurs de la chose écrite. On reverra Maylis de Kerangal avec grand bonheur, tant la pertinence de ses apparitions complète harmonieusement une bibliographie encore jeune (Corniche Kennedy, Naissance d'un pont, Tangente vers l'Est), mais déjà porteuse d'une langue détournée qu'on prend plaisir à retrouver. On découvrira l'étonnant François Dominique, curieux touche-à-tout littéraire qui nous a totalement pris par surprise avec l'envoûtant Solène, périlleux exercice autour de l'indicible cher à Lovecraft et de la déstructuration du langage, le tout avec la voix d'une adolescente dans un Lyon post-apocalyptique ! Le pari est largement réussi, son auteur nous intrigue d'autant plus. On cherchera enfin à savoir ce qui a bien pu passer par la tête d'Arno Bertina pour accoucher de son singulier Je suis une aventure, virée joyeusement bordélique en compagnie d'un certain Rodgeur Fédérère. De quoi se stimuler l'esprit plus que de raison.
Le printemps du livre, du mercredi 28 mars au dimanche 1er avril, lieux divers. Détail de la programmation en pages agenda.