Giacometti au Musée de Grenoble constitue un événement en soi. Accessible et pointue, l'exposition convainc à la fois par la grandeur des œuvres présentées et le parcours autour d'elles, invitation à une déambulation magique à travers l'esprit d'un génie. What else ? Laetitia Giry
Il y a de cela soixante-deux ans, Jean Leymarie, alors directeur du Musée de Grenoble, s'enthousiasma pour l'artiste italien Alberto Giacometti. Ses recherches plastiques extraordinaires lui semblèrent réunies dans une œuvre : La Cage. Bien décidé à l'intégrer aux collections du musée, il parvint à faire céder la municipalité et conclut l'achat en 1952. Bien au chaud dans les collections depuis, La Cage est aujourd'hui le fil rouge, prétexte et argument de l'exposition Espace, tête, figure.
Restaurée à l'occasion par la Fondation Alberto et Annette Giacometti (qui prête la plupart des pièces montrées), cette Cage concentre en effet nombre des préoccupations de l'artiste. « Enfermer sa sculpture dans une cage fut un procédé récurrent chez Giacometti, il exprime si naturellement l'obsession sans issue, l'inquiétude sur l'avenir. [...] Proximité, promiscuité même, intenables, et pourtant séparation, infinie, sont signifiées simultanément, dialectiquement, dans l'espace brisé, abstrait, génialement ambigu de ce lieu clos. » Dans sa monographie, le poète Yves Bonnefoy cerne bien l'enjeu principal : « l'espace brisé ». Car Giacometti considère que « toute sculpture qui part de l'espace comme existant est fausse, il n'y a que l'illusion de l'espace. » En construisant une cage, il délimite un espace imaginaire, propice à la création et au rayonnement d'une sculpture « vraie ».
Dans la cage
À l'intérieur de La Cage se trouvent une tête d'homme et le corps longiligne d'une femme. Deux figures qui hantent l'œuvre de Giacometti : le visage et le corps féminin. D'un côté la fameuse porte de l'âme, dont il recherche en quelque sorte la clé. Ce visage qu'il n'a de cesse de peindre, dessiner, tailler, ce visage qu'il réduit au minimum de traits dans une quête effrénée de ce qui donne à reconnaître un être humain. De l'autre, le mystère de la femme, sculptée dans une verticalité pure, celle de l'être érigé en divinité inaccessible. Posées là, les sculptures entament un dialogue fait de formes et de décalage, elles semblent absorbées dans un conciliabule muet, voué à l'échec et à l'incompréhension. Leur premier mérite étant celui d'être simplement là, de faire don de présence. Chaque salle de l'exposition présente ainsi une ou plusieurs sculptures, associées à moult dessins, photographies et peintures en illustrant la naissance, ou bien créant des échos possibles entre elles. Un choix judicieux qui offre au public de lire les œuvres sur différents niveaux de sens.
Puisque l'on se consume
La salle nommée Conversations s'impose comme un climax émouvant : on y retrouve l'homme et la femme, déclinés en différentes tailles, toujours figés dans l'effroi serein de l'incommunicabilité. Un peu avant lors du parcours, on aura croisé le fameux Nez, tête effrayante et comique, ricanant tout en perçant les limites de sa cage avec son nez démesuré. Le trait outré exprimant le besoin de rompre les frontières et abolir les limites admises, comme un cri fait matière. Matière des bronzes et plâtres sculptés, mais aussi matière de la peinture, chaque tableau apparaissant en effet comme un conglomérat de matière-peinture dont les formes – visages et corps –, s'extraient dans une naissance continue. Des noirs et gris émergent des formes à la lisière de l'abstraction, représentant pourtant les fantômes des visages et figures de Giacometti.
Par bonheur, en plus de l'œuvre plastique restent des écrits, car Giacometti usait de sa plume pour répertorier des rêves signifiants, noter des souvenirs ou considérer les étapes de ses recherches. On peut y lire la jubilation et le besoin de créer, la plus belle preuve d'amour à l'égard de sa mission d'artiste, celle qui éclaire l'ensemble de son œuvre. « Je fais certainement de la peinture et de la sculpture [...] pour être le plus libre possible – avec les moyens qui me sont aujourd'hui les plus propres – de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m'entoure, [...] pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre. »
Alberto Giacometti - Espace, tête, figure, jusqu'au 9 juin au Musée de Grenoble