Portait / Avec une filmographie d'une trentaine de longs-métrages de 1961 à nos jours, Paul Vecchiali représente à lui seul tout un pan du cinéma indépendant français comme l'a prouvé le cycle que lui a consacré cette année la Cinémathèque (cycle qui se termine ce vendredi 19 mai). Retour en sa compagnie sur ce cancre anticonformiste et sa carrière impressionnante, où s'entrechoquent Jean-Luc Godard, Freddy Buache, Jacques Rivette, Danielle Darrieux et Pier Paolo Pasolini.
« Je suis anarchiste depuis l'enfance. Un jour, Godard m'a invité à déjeuner et m'a dit : "Vous êtes anarchiste et je respecte mais pourquoi êtes-vous allé faire la guerre d'Algérie ?" Justement, si j'avais eu la certitude de ne pas être remplacé, je n'y serais pas allé. »
Regard bleu acier et sourcils convergents, Paul Vecchiali prend le pouls de sa vie le temps d'un échange. Jamais à cours d'anecdotes ludiques, le cinéaste porte avec lui une œuvre fleuve abrasive, toujours à contre-courant de la norme. Malgré les quelques sourires jalonnant sa chaleureuse confidence, impossible de ne pas remarquer la colère sourde agitant ses yeux et sous-tendant chacune de ses histoires. Ce paradoxe se décèle aussi dans son parcours qui croise autant la route du FLN que des tapis rouges.
« À six ans, j'avais déjà décidé de devenir cinéaste »
Tout juste diplômé de Polytechnique, la guerre d'Algérie le force à s'engager et le tiendra loin de l'Hexagone de 1956 à 1959. Ne ressentant aucun devoir patriotique dans ce conflit, le jeune officier supervise une quinzaine de chantiers, 5 000 ouvriers et 300 machines dans la sècheresse du désert. Habité d'une confiance qui ne lui fera jamais défaut, l'étui du revolver rempli de papier journal, l'âme du chef d'équipe s'y forge contre l'ordre établi. Sans provocation gratuite, l'homme désobéit, convaincu de son destin. « Un général m'a dit que si je lui donnais ma parole que je restais dans l'armée, dans deux ans, j'étais commandant. Je lui ai donné ma parole que je ne resterai pas dans l'armée (rires) ! À six ans, j'avais déjà décidé de devenir cinéaste. »
L'armée lui a appris beaucoup sur la vie, la guerre qu'il hait depuis toujours et sur l'Humanité vacillante. La détermination du regard peut trouver sa source dans les horreurs toisées en Algérie : village entier massacré par le FLN pour dissuader les autres communes de collaborer, parties génitales mutilées et placées dans divers orifices, 150 000 harkis enterrés vivants... Vecchiali connaît les deux visages de la République de Marianne et va s'employer, de retour au pays, à en montrer les contradictions intimes avec les sujets tabous du sida et de l'homosexualité.
« Messieurs les Caillés du cinéma »
S'il y a un point sur lequel il concentre toute son intransigeance, c'est bien la vérité. « Le mot "vérité" me plaît bien. Si vous aviez dit "vraisemblance", j'aurais dit non. La vraisemblance c'est ce que les gens croient être la vérité alors que cette dernière est beaucoup plus secrète. » Se souhaitant sincère, l'artiste conserve ce désir lorsqu'il écrit aux Cahiers du Cinéma : ce sera à la fois la raison de son arrivée et de son départ.
Vecchiali entretient un rapport d'amour/haine avec la revue. Il a écrit pour eux à l'aube des années 1960, au moment où ses idoles, Godard et Rohmer, n'y sont plus. Il quittera la rédaction en 1964 après que Jacques Rivette, rédacteur en chef, refuse de publier son article sur Journal intime de Valerio Zurlini, tout en gardant les trois quarts du contenu et en changeant la signature. En février 1981, devenu cinéaste, Louis Skorecki publie "À propos de C'est la vie" dans le numéro 320 et décrit Je vous aime de Claude Berri, Cauchemar de Noël Simsolo et le film C'est la vie de Vecchiali comme étant du même tonneau. Ce dernier n'appréciera guère l'amalgame et répondra par une lettre assassine à ses rédacteurs, signant par là un schisme cinglant.
Cette guerre sans merci, où les Cahiers du Cinéma détruiront chacune de ses œuvres suivantes, prendra fin lorsque Godard criera son amour à En haut des marches durant une demi-heure lors d'une conférence bruxelloise. Freddy Buache, à l'époque directeur de la Cinémathèque suisse de Lausanne, lui avait montré le film avec Anne-Marie Miéville au Festival de Cannes 1983 dans la sélection Perspectives. Étrangement, après cette reconnaissance du Maître, Alain Bergala (alors rédacteur aux Cahiers) soutiendra la portée artistique de Rosa la rose fille publique, le classant même dans sa liste "Les 208 films qu'il faut avoir vus" : le Mépris avait changé de camp. Ces malentendus et autres bisbilles semblent aujourd'hui lointains, à tel point que Vecchiali a publié dans l'exemplaire de février dernier "Une étrange destinée", texte hommage à Michèle Morgan.
« Concrétiser un rêve et demander à chaque spectateur de le partager »
Il n'aime pas être au garde à vous dans la presse comme dans l'armée. En 1976, la création de sa société de production indépendante Diagonale permet de mesurer la reconnaissance artistique qu'il s'est arrachée aux quatre coins du monde par son audace et sa capacité à créer en dehors du système. À la Biennale de Venise 1974, son film Femmes, Femmes séduit tellement Pier Paolo Pasolini qu'il le citera avec ses deux actrices, Hélène Surgère et Sonia Saviange, au cours d'une séquence du controversé Salo ou les 120 journées de Sodome. En véritable admirateur, le poète italien lui proposa un projet commun : « Écoute, on fait un film ensemble. Je l'écris, je te le donne à lire pour que tu aies des remarques si tu le souhaites, je m'occupe de tout ce qui est artistique, tu tournes et je te regarde. » Ça aurait dû être Gilles de Rais, mais Pasolini est mort avant.
Refusant de se répéter, ce projet avorté montre à quel point le cinéaste aime innover. Lorsque Godard voit Once more, il veut percer à jour sa technique permettant d'organiser des plans-séquences si fluides et chorégraphiés ; l'ironie est que Vecchiali la tient de sa vision d'À bout de souffle ! Le plan non coupé comme vecteur de vérité provient d'une cinéphilie exigeante et d'un visionnage assidu des films de Mizoguchi, Jean Grémillon, Max Ophüls ou Robert Bresson. Durant Les Petits Drames, son premier long-métrage perdu dans un incendie avant d'être exploité, il construit un plan où Nicole Courcel vient de découvrir que son amant a tué une femme dans une baignoire. La caméra la suit en plan-séquence descendant trois étages dans un ascenseur avec le cadavre sous le bras, sort de l'immeuble et jette le corps cinquante mètres plus loin dans un terrain vague.
Qu'il soit improvisé comme Trou de mémoire réalisé en six heures ou préparé en amont, le plan séquence souligne l'isolement et la détresse de ses personnages principaux – êtres à la marge de la société, ne répondant à aucun critère pour s'intégrer. Le parallèle avec les choix professionnels du cinéaste semble évident. « Qu'est-ce que c'est “faire un film” ? C'est concrétiser un rêve et demander à chaque spectateur de le partager. Jean Cocteau a dit “Il faut aller au cinéma pour connaître, pas pour reconnaître”. Sans prétention, j'ai envie d'apprendre une vision de la vie que ne connaît pas le spectateur. » Support créatif idéal pour lui, Vecchiali aboutit un travail d'historien sur le cinéma en sortant L'Encinéclopédie en 2010, bible d'un millier de pages sur son sacerdoce véridique éternel. Après tout, un “Jeune Turc” a dit un jour que le Septième Art était “la vérité 24 fois par seconde”...
Fin du cycle Paul Vecchiali
À la Cinémathèque de Grenoble jeudi 18 et vendredi 19 mai à 20h
Repères
1930 : Naissance le 28 avril à Ajaccio (Corse-du-Sud)
1956 : Engagement dans la guerre d'Algérie
1974 : Projection de Femmes, Femmes à la Biennale de Venise
1976 : Fondation de sa boîte de production, Diagonale
2010 : Publication de L'Encinéclopédie chez les éditions de l'Œil
2016 : Sortie de son dernier film en date, Le Cancre