En sortie d'une résidence à Annemasse et d'un festival marseillais, Murat entame à Meylan la tournée de son 20e album (selon la police) : l'hypnotique "Toboggan". Un disque affranchi des habituels oripeaux rock de l'Auvergnat, où Jean-Louis Murat et Jean-Louis Bergheaud (son véritable nom) se livrent à un fascinant huis-clos hivernal et cotonneux, dans l'attente d'une éclaircie. Ou de la fin de la descente.Stéphane Duchêne
L'esprit de contradiction chevillé au corps, Murat est capable, on le sait, de dire tout et son contraire. On ne s'étonnera donc guère de constater que sous la pochette de Toboggan – où on le trouve, plein soleil, « à bicyclette », chapeau pouilleux vissé sur la tête – se cache un disque hivernal. Un album d'hibernation : d'entrée, comme en écho hasardeux à une actualité météorologique imprévue et paralysante, JLM constate, comme regardant par la fenêtre : « Il neige / Il n'y a place que pour le silence / Au couteau sur ta chair blanche / L'état de mon cœur est de tout savoir ». En son ouverture, on jurerait entendre le cri déchirant du loup du Nightcall de Kavinsky, « gorge de loup dans la ténèbre ».
« Ici [les montagnes d'Auvergne, où il vit – ndlr], le printemps est toujours en retard, souffle Murat, et avec l'âge, l'été semble toujours plus court et l'hiver de plus en plus long. J'ai enregistré en novembre-décembre... Il neigeait.... Ça a dû influencer pas mal le disque. » De fait, la musique résonne, à l'étouffée, sourde comme un paysage recouvert du linceul hivernal. C'est que pour ce disque Murat a voulu enterrer ses principes : du trépied rock guitare électrique / basse / batterie, sur lequel il avance en moine-soldat depuis une tripotée (auvergnate) d'albums enregistrés live, il ne reste rien ou presque. Guitares nylon, claviers, cuivres, cordes, sitar, Murat a tout enregistré chez lui, seul, cerné par les éléments et les cris d'animaux, instruments et ingrédients à part entière de ce mille-feuilles sonore. Un renversement « esth-éthique » complet qui rappelle, en touches impressionnistes, certains passages de Mustango (1999), les plages les plus calmes de Lilith (2003) ou même Cheyenne Autumn (1989), sans le poinçon 80's.
Règlement de comptes
Surtout, Murat s'est « éclaté » à donner de la voix comme rarement : « Quand on enregistre dans les conditions de la scène, en général, j'ai une voix lead et il n'y a pas d'harmonies. Mais ça fait aussi partie de la musique d'harmoniser les choses. J'adore faire des harmonies vocales, je n'en fais pas assez sur mes disques d'habitude. » Ici, doublées, filtrées, harmonisées, vocodées, les voix de Murat sont multiples mais pas impénétrables.
Mieux, elles éclairent au ras la psyché muratienne, comme sur Amour n'est pas querelle, à classer parmi les pics musicaux du massif auvergnat : chanson de Roland version Jean-Louis où le cor dans la vallée sonne la reddition en règlement de comptes de Bergheaud et son double Murat, déclaration dialoguée d'amour vache. Manière de dissiper un malentendu tenace qu'il a pourtant souvent contribué à entretenir : Murat n'en veut à personne, si ce n'est à lui-même. Il ne se supporte pas, se collerait des beignes. Murat maudit Bergheaud, ce médiocre, qui ne peut pas sentir Murat, ce matamore.
Voilà l'escarpe dialectique sur laquelle cheminent l'homme et le musicien depuis toujours ; comment la bête à deux dos se balance d'un pied sur l'autre, ne cherchant l'amour et la paix, ce vœu pieu, que dans le regard de l'être aimé. S'accordant, parce que « les gens qui ne s'aiment pas sont des êtres dangereux », quelque trêve vite rompue.
Ulysse à la con
Cela, il l'évoquait déjà, il y a presque un quart de siècle, à la sortie de Cheyenne Autumn, sur le plateau de Laurent Boyer (on a connu Murat moins bon client !), et ça ne l'a pas quitté : « J'ai bien peur que ce soit à vie. J'ai un Moi particulier qui fait des disques, qui répond aux questions, qui est aussi un peu une création. Et puis un autre Moi, beaucoup plus naturel et beaucoup plus apaisé. Alors, forcément, entre les deux, souvent, il y a du tirage. Parfois, Murat j'en ai un peu ras le bol, et inversement. »
Plus tard, en écho, sur Agnus Dei Babe : « Trop noble pour moi / Ta légende, babe, je n'en veux pas (...) Ce dont nous souffrons vient de ton nom ». Emmuré dans ses sons, attifé de ses mots, empesé de ses maux, Murat/Bergheaud se cherche, à tous les sens du terme, s'invective : « Quel pauvre Ulysse à la con / Quel déboussolé » (Extraordinaire Voodo) ; excelle à ne se trouver qu'en Robinson égaré de jour comme de nuit « sous un ciel sans aucun abri ».
Et alors pourquoi Toboggan ? Parce que sensation de glissade, disque d'un « petit mec de France », ballotté comme un enfant, qui a « démoli [ses] nerfs à chanter l'amour passé », hanté par l'hiver de sa vie, la disparition de soi, de la campagne, des autres : « Le monde est sur un toboggan, on dévale à une vitesse folle et on ne sait pas où ça va finir. Il faut attendre que la glissade soit terminée. », risque-t-il en guise d'unique espoir de délivrance. En attendant la fin du parcours, Over and Over, guettant pour patienter le retour du printemps, que faire qu'il n'ait toujours fait ? S'oublier en « Neverland » musicaux comme sur le psychotropical Extraordinaire Voodoo, « faire semblant d'être un autre / Seule façon d'exister ». Aussi pesante soit-elle.
Jean-Louis Murat, samedi 23 mars à 20h30, à la Maison de la Musique (Meylan)
« Toboggan » (Scarlett/[PIAS] Le Label), sortie le 25 mars.