Mardi 9 juin 2020 Inscrits dans un contexte historique similaire, deux films d'Amérique latine sont à découvrir prochainement, mais pas sur les mêmes écrans. Nous vous les présentons toutefois en parallèle l'un de l'autre.
"Douleur et gloire" : autoportrait de Pedro Almodóvar en vieil artiste
Par Vincent Raymond
Publié Mardi 14 mai 2019
Photo : El Deseo - Manolo Pavón
Douleur et gloire
De Pedro Almodóvar (2019, Esp, 1h52) avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia...
Un cinéaste d’âge mûr revisite son passé pour mieux se réconcilier avec les fantômes de sa mémoire et retrouver l’inspiration. Avec son nouveau film en compétition au Festival de Cannes, Pedro Almodóvar compose une élégie en forme de bilan personnel non définitif illustrant l’inéluctable dynamique du processus créatif.
Le temps des hommages est venu pour Salvador Mallo, cinéaste vieillissant que son corps fait souffrir. Son âme ne l’épargnant pas non plus, il renoue avec son passé, se rabiboche avec d’anciens partenaires de scène ou de lit, explore sa mémoire à la racine de ses inspirations… Identifiable à son auteur dès la première image, reconnaissable à la vivacité de ses tons chromatiques, mélodiques ou narratifs, le cinéma de Pedro Almodóvar semble consubstantiel de sa personne : une extension bariolée de lui-même projetée sur écran, nourrie de ses doubles, parasitant sa cité madrilène autant que ses souvenirs intimes sans pour autant revendiquer l’autobiographie pure.
Pourtant, à la différence de Woody Allen (avec lequel il partage l’ancrage urbain et le goût de l’auto-réflexivité), le démiurge hispanique est physiquement absent de ses propres films depuis plus de trente ans. Il parvient cependant à les "habiter" au-delà de la pellicule, grignotant l’espace épi-filmique en imposant son visage-marque sur la majorité de l’environnement iconographique – il figure ainsi sur nombre de photos de tournages, rivalisant en notoriété avec les vedettes qu’il dirige. Pour Douleur et gloire, l’auto-starification du réalisateur atteint le niveau supérieur (hitchcockien) : sur l’affiche, sa silhouette se devine en effet dans l’ombre portée de son interprète Antonio Banderas.
Je-somme
À cette affiche valant clé de lecture explicite ("l’acteur représente l’auteur") s’ajoutent les cartons du générique d’ouverture, reproduisant ces papiers de garde marbrés peignés ou à motif d’agathe des ouvrages anciens. Et la voix off leur succédant ne laisse aucun doute : derrière le filtre transparent du personnage de Salvador, Almodóvar lui-même s’apprête à se raconter, à livre ouvert. Rien d’étonnant alors que les fragments du passé qu’il convoque rappellent des séquences déjà vues dans ses films précédents : chœur de femmes vaquant en plein air (Volver), enfant entrant dans une pension religieuse (La Mauvaise éducation), cinéaste handicapé (Étreintes brisées) ou encore artiste en crise (La Fleur de mon secret), deuil impossible (Tout sur ma mère, Parle avec elle…).
Mais ces nouvelles variations, très allusives, rejouent en mode mineur des partitions exécutées jadis avec exubérance, comme si Mallo-Almodóvar cherchait à se rassembler dans l’apaisement quand les sens ne veulent (peuvent ?) plus exulter. Quitte à écorner sa statue en se montrant choir dans une héroïnomanie pathétique. En s’avouant fragilisé (le premier plan sur Salvador détaille l’interminable cicatrice lui balafrant le dos) ou en dévoilant l’ampleur de sa mélancolie solitaire : bien qu’adulé par son public, ce dépressif se rencogne dans le repaire muséal lui servant d’appartement, étouffé par les œuvres d’art qui le tapissent, les étranglements chroniques d’un corps malade et les souvenirs de son esprit intranquille. Resurgissant sous l’effet des drogues et des douleurs, ceux-ci finiront inévitablement par alimenter cette œuvre dont ils sont l’éternelle matière première – la mère de Salvador lui fait d’ailleurs le reproche de vampiriser leurs conversations pour en tirer une « autofiction qu’[elle] n’aime pas ».
Cet obscur désir de l’objet (artistique)
De la mémoire encombrante et de l’ivresse comme catalyseurs de la création… Révélant la contiguïté nécessaire entre la vie et l’œuvre, Almodóvar s’inscrit, avec Douleur et gloire, dans la continuité de Providence (1976) d’Alain Resnais – en moins crépusculaire tout de même. Mais cette œuvre à bâtir n’est point une fête ; en cela, le Castillan transpose à sa manière les vers d’Aragon dans Il n’y a pas d’amour heureux : « Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson(…) / Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare. » Mais l’on pourra objecter, sur un mode plus ludique, que son œuvre (et donc ce film) répondent tout aussi exactement aux rimes de Voulzy dans Désir Désir : « Mon premier c'est désir / Mon deuxième du plaisir / Mon troisième c'est souffrir (…) / Et mon tout fait des souvenirs. » Il y a dans cette rengaine acidulée usant des codes pop la volonté d’en concentrer la substance et l’essence, comme chez Almodóvar le fameux désir (nom de sa maison de production) d’opérer une synthèse cathartique.
Cette année, outre Douleur et gloire, au moins deux autres films de la compétition cannoise (Once Upon a Time in Hollywood et Sibyl) prennent le cinéma comme toile de fond en pointant son anthropophagie vorace entretenue par la complicité des artistes. Concernés au premier chef, les membres du jury seront-ils sensibles à ce reflet amer car lucide de leur existence glorieuse et cependant percluse de douleurs ? Réponse le 25 mai.
Douleur et gloire
de Pedro Almodóvar (Esp, 1h52) avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Penélope Cruz…
pour aller plus loin
vous serez sans doute intéressé par...
Mardi 4 février 2020 De Stephen Gaghan (É.-U., 1h41) avec Robert Downey Jr., Antonio Banderas, Michael Sheen…
Mardi 17 décembre 2019 De Diao Yinan (Chi., avec avert. 1h50) avec Hu Ge, Gwei Lun Mei, Liao Fan…
Mardi 10 décembre 2019 L’inéluctable destin d’un paysan autrichien objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre Mondiale, résistant passif au nazisme. Ode à la terre, à l’amour, à l’élévation spirituelle, ce biopic conjugue l’idéalisme éthéré avec la sensualité de la...
Mardi 12 novembre 2019 Et si le bonheur de l’humanité se cultivait en laboratoire ? Jessica Hausner planche sur la question dans une fable qui, à l’instar de la langue d’Ésope, tient du pire et du meilleur. En témoigne son interloquant Prix d’interprétation féminine à...
Mardi 5 novembre 2019 Avant de remporter le Grand Prix de la Semaine de la Critique (une première pour un film d’animation) et le Cristal à Annecy, le premier long-métrage de Jérémy Clapin a connu une lente maturation en dialogue et confiance avec son producteur ainsi...
Jeudi 24 octobre 2019 De Marco Bellocchio (It.-Fr.-All.-Br., avec avert. 2h31) avec Pierfrancesco Favino, Maria Fernanda Cândido, Fabrizio Ferracane…
Lundi 21 octobre 2019 Un intérimaire se lance dans l’entrepreneuriat franchisé avec l’espoir de s’en sortir… précipitant ainsi sa chute et celle de sa famille. Par cette chronique noire de l’ère des Gafa, Ken Loach dézingue toujours plus l’anthropophagie libérale. En...
Jeudi 25 juillet 2019 Les coulisses de l’usine à rêves à la fin de l’ère des studios, entre petites histoires, faits divers authentique et projection fantasmée par Quentin Tarantino. Une fresque uchronique tenant de la friandise cinéphilique (avec, en prime, Leonardo...
Mercredi 3 juillet 2019 de Gonzalo Tobal (Arg-Mex, 1h48) avec Lali Espósito, Gael García Bernal, Leonardo Sbaraglia…
Dimanche 2 juin 2019 Une famille fauchée intrigue pour être engagée dans une maison fortunée. Mais un imprévu met un terme à ses combines… Entre "Underground" d'Emir Kusturica et "La Cérémonie" de Claude Chabrol, Bong Joon-ho revisite la lutte des classes dans un...
Mardi 21 mai 2019 Une psy trouve dans la vie d’une patiente des échos à un passé douloureux puis s’en nourrit avec avidité pour écrire un roman en franchissant les uns après les autres tous les interdits. Et si, plutôt que le Jim Jarmusch, "Sybil" de Justine Triet,...
Mercredi 15 mai 2019 Quelle mouche a piqué Jim Jarmusch (ou quel zombie l’a mordu) pour qu’il signe ce film ni série B, ni parodique, ni sérieux ; ni rien, en fait. Prétexte pour retrouver ses copains dans une tentative de cinéma de genre, ce nanar de compétition figure...
Mardi 8 mai 2018 Sous le délicieux présent transperce le noir passé… Le cinéaste iranien Asghar Farhadi retourne ici le vers de Baudelaire dans ce thriller familial à l’heure espagnole où autour de l’enlèvement d’une enfant se cristallisent mensonges, vengeances,...
Mardi 6 février 2018 Rendez-vous mercredi 14 février (oui, jour de la Saint-Valentin) à l'Espace Victor-Schoelcher de Seyssins pour le constater.
Mardi 7 juin 2016 Avec sa construction sophistiquée et son interprétation épurée, cette chronique d’un combat contre l’injustice de la maladie signe le retour du grand réalisateur espagnol Julio Medem. Et offre en sus un vrai rôle à Penélope Cruz qui, malgré son...
Mercredi 18 mai 2016 de Pedro Almodóvar (Esp., 1h36) avec Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao…
Mardi 12 novembre 2013 La rencontre entre Cormac McCarthy et le vétéran Ridley Scott produit une hydre à deux têtes pas loin du ratage total, n’était l’absolue sincérité d’un projet qui tourne le dos, pour le meilleur et pour le pire, à toutes les conventions...
Jeudi 21 mars 2013 De Pedro Almodóvar (Esp, 1h31) avec Javier Camara, Carlos Areces…
Mercredi 6 juillet 2011 Pedro Almodóvar revient aux récits baroques et teintés de fantastique de sa jeunesse, la maturité filmique en plus, pour un labyrinthe des passions bien noir dans lequel on s’égare avec un incroyable plaisir.
Vendredi 20 mai 2011 La piel que habito de Pedro Almodovar. L'Exercice de l'État de Pierre Schoeller.
Jeudi 2 octobre 2008 En visite à Barcelone, Woody Allen propose une nouvelle variation, faussement convenue, autour de ses thèmes favoris : le couple et la fatalité culturelle.