Le monument Spielberg

Rétrospective / L’Institut Lumière propose une rétrospective en deux parties de l’œuvre de Steven Spielberg, maître d’Hollywood devenu grand maître tout court, autrefois contesté, aujourd’hui incontestable. À (re)voir sans modération.

L’année a commencé avec le triomphe de The Fabelmans, presque unanimement loué par la critique et le public français ; elle se termine avec une rétrospective de l’œuvre de Steven Spielberg, et cela pourrait boucler la boucle. Or, entre les deux, le statut de Spielberg a irrévocablement changé et la dernière scène des Fabelmans pose les termes de cette mutation : Spielberg n’est plus ce surdoué regardé avec circonspection par les cinéphiles sérieux qui n’y voyaient qu’un cinéaste virtuose maîtrisant ses effets et simplifiant ses sujets ; encore moins le réalisateur oscarisé à mesure qu’il aborde les grands drames du XXe siècle, de l’esclavage à la Shoah ; et même plus le metteur en scène mature qui se mit à broyer du noir en relisant ses propres mythologies entre nostalgie et résignation. Désormais, Spielberg est un classique, comme si le gamin entré dans le bureau de John Ford en était ressorti dans la peau du vieux maître — et derrière sa caméra, grâce à une merveilleuse leçon de cadrage. Il y a eu en février un moment Spielberg ; désormais, c’est un monument Spielberg qu’il faut gravir.

Génial, sur la Terre comme au ciel

Ce monument a ses fondations : la redéfinition d’une narration essentiellement visuelle basée sur une digestion des principes d’Hitchcock et actualisés par la poussée réaliste des années 70. Norman Bates devient ainsi chauffeur routier sans visage (Duel) et Les Oiseaux se transforment en requin (Les Dents de la mer) ; puis c’est l’appel de l’Espace, la redéfinition de genres hollywoodiens en déshérence (le cinéma d’aventures avec Les Aventuriers de l’Arche perdue et ses suites, la science-fiction vue depuis le sol terrestre avec Rencontres du troisième type et E.T.) et l’invention de personnages iconiques (un archéologue à Stetson, un extraterrestre au doigt lumineux). Les années 80 sont aussi pour lui l’opportunité de démontrer la souveraineté de sa mise en scène sur le scénario : regardez son épisode de La Quatrième Dimension, le film, pour vous en convaincre. Ce n’est pas le plus original (Joe Dante met la barre haute), ni le plus flippant (George Miller passe en force), mais c’est celui qui a le moins vieilli, lové dans une cotonneuse intemporalité.

Dans les années 90, Spielberg relève le gant et met cette science de la mise en scène au service de récits où il retourne aux origines de ses traumas : l’errance d’êtres déracinés, perdus et martyrisés, que ce soit les Juifs polonais de La Liste de Schindler ou les GI’s américains du Soldat Ryan. Ces deux œuvres majeures (il y en aura encore beaucoup d’autres) sont celles où Spielberg pousse au plus loin son envie de tout représenter à l’écran ; non pas l’irreprésentable — reproche fait à Schindler — mais le caractère viscéral d’un événement commun et fondateur, dont on pourrait saisir autant la dimension objective que l’émotion qui étreint à son évocation. Peu à peu, les figures positives et sacrificielles s’estompent dans son cinéma au profit de personnages plus ambivalents, que ce soit un père maladroit (La Guerre des Mondes), un flic abusé par sa propre foi dans la sécurité et la technologie (Minority Report) ou encore l’immigrant du Terminal, dont l’entêtement à rentrer chez lui l’empêche de voir l’ordre social et économique qui le retient prisonnier.

Vient enfin cette extraordinaire dernière période où il semble se promener dans les images, les idées et le langage des autres, s’emparant génialement d’un scénario parfait des frères Coen (Le Pont des espions), visitant en réalité virtuelle ses jeux vidéo comme le décor d’un de ses films préférés (Shining dans Ready Player One) ou recréant ses propres souvenirs pour les analyser à sa manière : non pas avec des mots, mais avec des plans et du montage, dans une séquence indépassable de The Fabelmans, comme un bloc de marbre dans lequel il aurait sculpté son propre monument.

Rétrospective Steven Spielberg (1ʳᵉ partie)
À l’Institut Lumière
Jusqu’au 28 janvier

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 5 janvier 2016 Après une année cinématographique 2015 marquée par une fréquentation en berne —plombée surtout par un second semestre catastrophique du fait de l’absence de films qualitatifs porteurs —, quel sera le visage de 2016 ? Outre quelques valeurs sûres,...
Mardi 1 décembre 2015 Quand deux super-puissances artistiques (les Coen et Steven Spielberg) décident de s’atteler à un projet cinématographique commun, comment imaginer que le résultat puisse être autre chose qu’une réussite ?
Mardi 16 juin 2015 Le cinéma regorge de duos fameux formés par un compositeur et un metteur en scène : Bernard Hermann et Alfred Hitchcock, Philippe Sarde et Claude (...)
Vendredi 25 janvier 2013 Qu'est-ce qui peut hanter Spielberg pour revenir plusieurs fois sur l'esclavage ? Bien avant Lincoln, La Couleur pourpre puis Amistad annonçaient déjà un (...)
Mercredi 23 janvier 2013 On pouvait craindre un film hagiographique sur un Président mythique ou une œuvre pleine de bonne conscience sur un grand sujet, mais le «Lincoln» de Spielberg est beaucoup plus surprenant et enthousiasmant, tant il pose un regard vif, mordant et...
Vendredi 12 octobre 2012 Un siècle qu'Universal a planté son drapeau à Hollywood. Si le doyen des studios encore en activité méritait bien son petit hommage, quel meilleur film que le (...)
Mercredi 15 février 2012 Comme s’il avait fait de cette odyssée d’un cheval du Devon à travers la Première Guerre mondiale le prétexte à une relecture de tout son cinéma, Steven Spielberg signe avec "Cheval de guerre" un film somptueux, ample, bouleversant, lumineux et...
Jeudi 20 octobre 2011 À l’instar de James Cameron avec Avatar, Steven Spielberg s’empare d’une innovation technologique au potentiel énorme, et la plie à son imagination toujours fertile pour mieux la sublimer, au gré d’une véritable leçon de mise en scène. François Cau
Jeudi 22 mai 2008 Le quatrième volet des aventures de l’archéologue au chapeau est une bonne surprise : Spielberg et Lucas retournent à leur avantage les invraisemblances du récit et la vieillesse de leur héros pour en faire un blockbuster fier de son charme...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X