Rien à foot

Rencontre avec Pascale Lamche, réalisatrice du documentaire Black Diamond, saisissante analyse d’un foot business africain assimilé à de l’esclavage moderne. Propos recueillis par François Cau

Petit Bulletin : C’est le troisième film que vous tournez en Afrique du Sud, quelle relation entretenez-vous avec ce pays ?
Pascale Lamche : Je suis tombée amoureuse de l’Afrique du Sud en partant tourner mon premier film, Life and Death in Soweto, sur la décennie écoulée depuis la libération de Nelson Mandela. J’ai suivi l’effervescence du lancement de la Coupe du Monde de football et le sujet m’intéressait, mais pas pour refaire une histoire de l’Apartheid à travers le sport, j’avais déjà traité ce sujet par le biais de la musique. J’avais lu un petit article dans un magazine en Angleterre qui parlait du foot business en Afrique comme d’une traite négrière moderne, et j’ai souhaité explorer ce sujet. En Afrique, on revient toujours à la notion d’exploitation, qui a commencé avec l’esclavage, puis s’est perpétuée avec le colonialisme. Ça laisse des traces évidentes sur tout le continent, on ne peut pas aller dans un lieu sans se confronter à des choses très profondes, il n’y a rien d’innocent en Afrique. Certaines séquences prises sur le vif donnent l’impression d’un tournage dans des conditions précaires… Comment avez-vous réussi à financer ce film, au sujet très dérangeant ?
Les séquences dont vous parlez ont été tournées pendant mes repérages, lors de moments où j’allais enquêter seule, quitte à me mettre en danger. Par la suite, je suis repartie avec une vraie équipe, on a pu tourner des images plus cinématographiques, plus travaillées – mais je tenais à conserver ce mélange entre les deux types de réalisation. Pour le financement, c’est bizarre, on a eu de la chance. Toutes les chaînes de télé étaient assommées de projets sur le foot en Afrique, je ne sais comment ni pourquoi j’ai pu les convaincre que ce film devait être fait ; au bout du compte, les chaînes (Canal +, France 2) ont dû comprendre que quelque chose de différent allait en découler. En se penchant sur le traitement médiatique de la Coupe du Monde, on avait l’impression d’un cloisonnement extrême, où les journalistes étaient drivés en permanence sur ce qu’ils devaient voir… Peut-être qu’un sentiment de frustration a encouragé les chaînes à vous financer ?
Ce que j’ai constaté quand j’étais en Afrique du Sud, avant la Coupe du Monde et même après, c’est que la FIFA est arrivée comme une organisation complètement à part. Ils se sont installés, ils avaient leurs lois, leurs façons de faire les choses. Ils arrivent, prennent le contrôle de tout puis repartent. Sur mon travail, ils n’avaient aucun contrôle. Les grandes instances du foot m’ignoraient, j’ai même essayé d’obtenir une interview de Sepp Blatter (président de la FIFA, NDLR), mais il fallait s’y prendre six mois à l’avance. Il se comporte plus comme un dieu que comme un président, c’est très difficile d’avoir accès à lui. Le film s’ouvre sur une conférence de presse où il refuse de répondre à la question d’un journaliste africain sur l’exploitation des jeunes joueurs africains, et en fin de compte, je suis très contente que Sepp Blatter soit présent dans le film de cette manière-là. C’est un intouchable, le grand maître de ce business insensé depuis le début des années 90. Il a participé à son expansion faramineuse, à la création du culte autour du foot. Avec le film, je pose la question des dérives de ce système, les moments où l’on s’arrête de réfléchir, où les jeunes garçons cessent d’aller à l’école pour se consacrer entièrement à ça, avec cette croyance très dangereuse que ça pourra les sortir de la misère. Finalement, c’est un film sur le culte du foot, l’effet que ça produit sur certaines personnes et les profits engendrés sur leur dos. Quelles ont été les réactions du milieu footballistique pour l’instant ?
Le milieu du foot organisé va essayer de l’ignorer. Pendant toute la Coupe du Monde, on ne parlait que du rêve suscité par l’événement, comme si l’espoir ne reposait que là-dessus. Le film montre qu’en réalité, il s’agit d’un cauchemar construit sur un mensonge, sur cette notion de rêve qui vient des Etats-Unis : si on croit suffisamment, qu’on s’entraîne tous les jours, on peut y arriver – mais ce n’est pas le cas. Dans un contexte de misère totale, de manque de moyens pour l’éducation, ces enfants deviennent les agneaux sacrifiés des familles africaines. Il est très dangereux que les médias, y compris africains, relaient les informations sur les prix des transferts des joueurs. Qu’ils citent des sommes au-delà de la compréhension des africains, qu’un homme puisse toucher de quoi construire des villes entières de 10 000 personnes. L’idée s’insinue, le rêve serait à la portée de tout le monde, et des milliers de gamins lâchent leurs études pour jouer au foot du matin au soir, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Ghana. Ce qui prime dans un événement comme la Coupe du Monde, c’est l’image positive qui doit être renvoyée. Un humoriste américain a eu cette phrase terrible : «C’est très bien fait, on voit juste un peu d’Afrique pour intriguer, et pas assez pour faire peur».
Même parmi mes amis en Afrique du Sud, personne n’avait les moyens de se payer les billets pour aller voir ces jeux fantasmatiques dans les stades extraordinaires qu’ils ont construits. Mais en dehors de ces stades, il n’y a pas vraiment de résultat positif dans le pays. Ce fut un événement politique, on essaie toujours de souligner le caractère apolitique du sport, mais c’est une foutaise. Au début du film, je relate ce désastre intervenu à Abidjan pendant les matchs qualificatifs, au cours duquel 19 personnes sont mortes et des centaines ont été blessées. L’affaire a été complètement enterrée par le pouvoir ivoirien, mais aussi par la FIFA. Je voulais commencer le film là-dessus pour qu’on comprenne bien le contexte, que le foot en Afrique et ailleurs est une affaire politique. Qu’en Afrique, la vie humaine ne pèse pas grand-chose, les gens peuvent mourir mais the show must go on. On est revenus au temps des romains, avec du pain, des jeux, et un peuple maintenu en situation de spectateur pour éviter toute rébellion. Comment avez-vous approché les différents intervenants du film ?
D’un côté, les victimes que j’ai pu rencontrer ont rapidement compris que je leur voulais du bien, que c’était quelque chose d’intéressant et d’important à faire. Pour ce qui est des arnaqueurs, des gangsters, des faux et vrais agents sportifs (parfois agréés par la FIFA…), j’ai simplement joué sur leur fierté, leur narcissisme. C’était parfois de pauvres diables qui étaient contents que je sois là, que je sois intéressée par leurs activités, en plus j’étais une femme blanche qui arrivait de Londres, le centre mondial du foot, Didier Drogba devait être dans le film… Vous parliez de mise en danger tout à l’heure pour ces scènes-là…
La scène que j’ai tournée sur le vif en repérage avec les trafiquants m’a angoissée. Je me suis juste rendue au rendez-vous en taxi, avec un journaliste africain qui se faisait passer pour un jeune joueur, j’ai laissé des messages à mes amis au cas où je ne revienne pas… Je redoutais qu’ils soient armés, mais en fait, leurs activités sont tellement faciles, tellement protégées, qu’ils n’en ont simplement pas besoin. Ils n’ont pas été menaçants, en même temps, c’était en caméra cachée et je me faisais passer pour une agent de foot sud-africaine ; j’ai eu peur mais je n’étais pas réellement en danger. J’ai tourné des scènes que j’aurais bien aimé mettre dans le film, mais on ne peut pas tout garder. Par exemple, avec l’un des trafiquants où on le voyait déprimé, assis dans une voiture, les affaires vont mal, il n’arrive pas à nourrir sa femme et sa petite fille. C’est pas que j’avais de la sympathie pour lui, mais je voyais que c’était un pauvre type qui n’avait pas la capacité de réfléchir réellement à ce qu’il faisait, tant qu’il faisait de l’argent. Tant qu’on a quelque chose à emmener au marché, ça ne fait rien si on n’a pas encore le diamant noir…

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