Les fresques intimes de Mankiewicz

Aucun cinéaste n'aura su aussi bien que Joseph L. Mankiewicz construire une œuvre forte de ses contrastes, de la superproduction kitsch au cinéma intimiste, du film de genre à la chronique mélodramatique. Rétrospective essentielle jusqu'au mois de mai à l'Institut Lumière. Christophe Chabert

Mankiewicz, c'est d'abord un scénariste mercenaire œuvrant au cœur du système naissant des studios dans l'entre-deux guerres. De cette jeunesse de l'art, il gardera un goût prononcé pour les constructions narratives complexes jouant sur les points de vue, les histoires visant à bluffer le spectateur et, bien sûr, les dialogues percutants débouchant sur d'impressionnants duels oratoires.
Mais le cinéma de Mankiewicz n'est pas qu'un cinéma de l'écrit ; au contraire, c'est une tentation visuelle grandissante qui explique les choix surprenants de sa deuxième partie de carrière.
L'adaptation du Jules César de Shakespeare avec Brando est une première percée vers le grand spectacle, accomplie dix ans plus tard avec le ruineux Cléopatre, film-monstre qui signe l'arrêt de mort du classicisme hollywoodien.
Plus étonnant encore, alors que le genre est en train de s'éteindre, Mankiewicz tourne en 1970 un western tardif, Le Reptile, dont l'ironie est loin de la violence crépusculaire d'un Peckinpah à la même époque.
Mankiewicz aura ainsi suivi toutes les métamorphoses d'Hollywood : de la division taylorienne du boulot dans les années 40 à l'émergence des réalisateurs-producteurs (dont il sera, avec Robert Aldrich et Nicholas Ray, une des figures les plus emblématiques), avant d'être relégué, comme beaucoup, au rang de dinosaure avec l'apparition du Nouvel Hollywood à la fin des années 60.Caustique et éclectique
L'ironie, c'est peut-être ce qui unifie profondément son œuvre. Si son premier chef-d'œuvre, l'admirable Aventure de Mme Muir, est un mélodrame fantastique qui vous tire des larmes à chaque vision, c'est avec le réjouissant Chaînes Conjugales que son ton caustique et grinçant se met en place.
Le titre original, A letter to three wives, pose l'intrigue : juste avant d'embarquer pour une croisière, trois amies reçoivent une lettre d'une relation commune annonçant qu'elle part avec le mari de l'une d'entre elles... Sans préciser qui ! Une étincelle suffisante pour faire apparaître les insatisfactions et les rancunes qui lézardent ces ménages apparemment tranquilles.
Ce ton caustique, Mankiewicz l'imposera de manière plus subtile encore dans Eve, où une fan timide et dévouée d'une star de théâtre acariâtre va progressivement faire son nid dans l'ombre de la vedette avant de lui voler sa place dans la lumière des projecteurs. Ce portrait d'une arriviste dissimulant son ambition derrière une fausse candeur est un monument indémodable de l'histoire du cinéma, un mélodrame âpre qui inspirera de nombreux autres cinéastes (Almodovar, notamment puisque Tout sur ma mère est une variation avouée autour de Eve).
À partir de ce film-phare, l'œuvre de Mankiewicz commence à aborder tous les genres. Le film d'espionnage avec l'excellent L'Affaire Cicéron, où Mankiewicz donne un de ses meilleurs rôles à James Mason. Le mélodrame en technicolor dans l'impressionnante Comtesse aux pieds nus, où le miroir aux alouettes de la célébrité et de l'argent se brise en mille morceaux, à l'image d'un récit qui raconte à rebours et avec une polyphonie de points de vue parfois contradictoires l'ascension puis la chute d'une danseuse de cabaret devenue star de cinéma, puis comtesse insatisfaite.
Mankiewicz s'essaie aussi, avec On murmure dans la ville, à la comédie avec Cary Grant, un genre en soi auquel Mac Carey et Hawks ont donné ses lettres de noblesses, mais que le cinéaste est bien loin d'égaler...Retour au théâtre
Même s'il garde cet éclectisme par la suite, le cinéma de Mankiewicz va peu à peu se rapprocher de la scène, le cinéaste ne faisant presque plus que des adaptations de succès théâtraux. Que ce soit une comédie musicale de Broadway, avec le joyeux Blanches colombes et vilains messieurs, où l'on a le plaisir rare (et un peu pervers) de voir Marlon Brando pousser la chansonnette, ou Tennessee Williams pour le déroutant Soudain l'été dernier.
La censure, via le redouté code Hayes, oblige Mankiewicz à édulcorer le propos de la pièce jusqu'à le rendre ambigu, puisque l'homosexuel utilisant les charmes de sa sœur pour appâter de jeunes éphèbes, devient à l'écran une silhouette de dandy diabolique et sans visage, entraperçue le temps d'un flash-back maladroit. En revanche, le film est très fort dans sa manière de peindre le contexte psychiatrique où se déroule l'action, jusqu'à la scène impressionnante avec les aliénés, moment d'horreur terrifiant dans un film jouant plutôt sur la suggestion par le dialogue.
Le théâtre, et son illusion fondamentale, est aussi au cœur du dernier film du cinéaste, Le Limier. Mankiewicz y réalise un tour de force qui synthétise toutes les qualités de son œuvre : intrigue à rebondissements, texte parfait servi par deux interprètes remarquables (Michael Caine et Laurence Olivier), mise en scène élégante et précise, humour noir omniprésent...
Surtout, il réussit à rendre réaliste et crédible ce qui n'est en définitive qu'un jeu d'apparences et d'artifices grossiers, rappelant au passage un des axiomes éternels du plaisir pris par spectateur : le désir de se laisser duper. Une merveille totale et un point final magistral comme peu de cinéastes ont su en mettre à leur carrière...Rétrospective Mankiewicz. À l'Institut Lumière. Jusqu'au 6 mai

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