Le théâtre ne déclare pas forfait avec "Hors Jeu", de Enzo Cormann et Philippe Delaigue

Enzo Cormann investit le théâtre de la Renaissance et offre un spectacle, "Hors jeu", d’une rare intensité, exprimant les souffrances de notre société piégée dans une crise permanente, où l’écart entre les vaincus et les vainqueurs se creuse insidieusement.

À Lyon, il y a quelques mois, le documentaire Pôle emploi ne raccrochez pas avait été présenté au cinéma le Comoedia. L’originalité du film de Nora Philippe était de donner à voir le point du vue des employé(e)s de l’agence, dépassé(e)s par le jargon bureaucratique absurde et exaspéré(e)s par un sentiment d’impuissance. La projection avait été suivie d’un échange, en présence de la réalisatrice. Après quelques questions, un homme au fond de la salle s’était fait alors remarquer en prenant la parole non pas pour commenter le film, mais pour exprimer son désespoir. Désespoir si grand qu’il n’avait pas saisi la subtilité du film – servie par un montage et des choix de cadrage intelligents −, préférant y voir une apologie des puissants et du système. Mais il était aveuglé par sa hargne brute et la rancœur d’un radié, par son désir de l’exprimer à tout prix et d’avoir une assemblée, quelqu’un à accuser. Au micro, il raconta qu’après les attentats de Charlie Hebdo, il avait appelé son agence en menaçant d’aller les descendre avec une arme à feu.

Corman reprend une histoire similaire mais plus tragique encore puisque, dans son cas, le chômeur désespéré était passé à l’action : en 2001, Werner Braeuner s’était rendu au domicile du responsable du Pôle emploi allemand de sa ville et le tua avec un outil de jardinage. Comment un informaticien au chômage peut-il en arriver jusque là ?

Difficile de saisir et de se saisir de ce sentiment d’anéantissement du chômeur de longue durée, du poids de la culpabilité, du sentiment d’inutilité et de sa rancœur envers la société. Cormann réussit ce pari, avec une grande justesse. Il met en scène un quinquagénaire, Smec, qui désire être estimé à sa valeur : il refuse ainsi un poste de « technicien de surface » car il se revendique « ingénieur ». Il a déjà perdu son emploi et son « employabilité », il ne veut pas perdre sa ‘dignité’.

Seul sur scène, comme un chômeur seul chez lui alors que le monde continue en dehors, toujours plus vite, Cormann se tient dans un univers en noir et blanc, dont la froideur est mis en lumière par des néons en fond de scène. Un travail ingénieux sur le son met en branle la machine théâtrale, spatialise des mondes, modifie et construit des espaces : celui de la maison, avec les bruits de fond d’une télévision, représentée par une enceinte devant laquelle Smec s’assoie comme on s’assoie devant la vacuité de l’existence ; celui du « jobstore », avec la voix de la manager, qui sort de derrière le public.

Les personnes ne sont réduites alors qu’à être des machines, des voix désincarnées comme celles qui rythment de plus en plus notre quotidien : celles dans les gares, les stations métros, celles qui sortent de nos téléphones portables. Elles sont représentées par de grandes enceintes qui pourraient être vues comme des bouches immobiles, sans expression, impassibles comme le système ; reflet d’un monde inhumain dans lequel Smec, sans smic, est piégé, en détresse.

Hors jeu se montre ainsi comme un univers kafkaïen de la tragédie à la fois quotidienne et existentiel : Cormann déploie un jeu brillant pour donner à voir et à sentir cet homme qui s’affadie à mesure que son chômage se prolonge, à l’image des ses vêtements ternes, sans couleurs.

Évidemment, le public est placé dans une posture empathique, et la promiscuité avec la scène dans cette salle intimiste instaure d’entrée de jeu une tension faite d’attention et de compassion. Cormann se garde de regarder le public à aucun moment, ce qui évite de tomber dans l’écueil du pathos et du misérabilisme, qui auraient été utilisés à contre-emploi (sic).

In fine, qu’est-ce que nous apporte de plus cette pièce par rapport à un film documentaire, un témoignage, un livre de sociologie ? C’est fort, c’est de l’humain en direct, où les mots et situations ordinaires accèdent à l’intelligibilité. Cormann et Delaigue illustrent ainsi une subtile version d’un théâtre politique contemporain, où il éclaire le réel par l’imaginaire pour mieux en dénoncer la perversion.

Texte Enzo Cormann
Mise en scène Philippe Delaigue
Création sonore et musicale Philippe Gordiani
Collaboration artistique Sabrina Perret
Lumière et scénographie Sébastien Marc
Costumes Arriane Sterp
Avec Enzo Cormann et les voix de Laurence Besson, Magali Bonat, Gilles Fisseau, Sabrina Perret, Alexia Chandon-Piazza, Philippe Delaigue, Jean Philippe

Production La Fédération Cie Philippe Delaigue. Avec le soutien du Fonds SACD Musique de Scène. Avec la participation artistique de l’ENSATT. La Fédération - Cie Philippe Delaigue est conventionnée par la DRAC Rhône-Alpes, la Région Rhône-Alpes et subventionnée par la ville de Lyon. Avec le soutien de la Région Rhône-Alpes dans le cadre de l’APSV.

autour du spectacle

Bords de scène avec l'équipe artistique à l'issue des représentations des mercredis 14 et 21 octobre.

Représentations jusqu'au 23 octobre.

Photo Juan Robert

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