Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders : Grand oeuvre   

Art / De même que Clouzot avait cherché à percer le Mystère Picasso, Wim Wenders tente d’élucider le secret Kiefer. Coïncidant avec la remise de son Prix Lumière (et précédant la sortie de Perfect Days), ce documentaire rappelle que le cinéaste a toujours usé du 7e Art pour transcender les autres. Fascinant.

Visiteuse privilégiée de l’atelier-hangar du plasticien allemand Anselm Kiefer, la caméra 3D de son compatriote Wim Wenders voyage à travers les œuvres de l’artiste, témoignant de ses différentes périodes et évolutions. Comme elle le suit dans la conception et la réalisation de nouvelles (et monumentales) toiles ou sculptures. Un parcours immersif au présent de la création, scandé d’archives et de re-créations du passé d’Anselm, aux racines de l’Art et de l’Histoire…

Il est fréquent de nos jours que, dans leur stratégie de diversification, les cinémas proposent des visites filmées d’expositions prestigieuses. Recourant volontiers au “spectaculaire”, ces démarches peuvent symboliquement rapprocher un public éloigné d’un événement artistique exceptionnel… mais elles peinent souvent à égaler cette ineffable émotion ressentie par un visiteur face à une œuvre in praesentia. Sans conduire au syndrome de Stendhal — quoique ? —, l’approche de Wim Wenders comble les manques ou frustrations potentielles en jouant sur plusieurs tableaux.

En usant d’une part de la stéréoscopie, qui permet à l’œil d’embrasser à 360° les reliefs de la création comme de restituer la profondeur parfois vertigineuse des immenses espaces investis par Anselm Kiefer — le recul, dans tous les sens du terme, s’avère nécessaire pour appréhender la perspective d’un travail s’aventurant hors des conventions : dimensions démesurées, matériaux atypiques (plomb en fusion, lance-flamme etc.)…

En bénéficiant d’autre part du concours et de la confiance de l’artiste : deux regards se superposent et se complètent ici pour raconter la genèse de l’homme, celle de ses insolites processus créatifs. Habitant son époque, dépositaire de l’Histoire forgée par ses aînés (en particulier durant la guerre, ayant pour corollaires un champ de ruine et un mutisme pudique), l’artiste Anselm est le produit d’une intense sédimentation politique et intellectuelle dont son atelier, débordant d’échantillons, d’archives et de documents, se fait l’écho. Et ces vestiges deviennent la matière première de ses œuvres.

Frères d’âmes

Si nombre de films de Wenders s’inscrivent dans le registre du road movie, avec des protagonistes répondant à un quelconque “appel de la route”, ils sont davantage encore à traiter d’un compagnonnage à travers ses fictions (Alice dans les villes, Au fil du temps, Faux mouvement, Les Ailes du Désir, Paris Texas…) et surtout ses documentaires, où le cinéaste emprunte les chemins d’une curiosité admirative, le plus souvent au-delà du cinéma — exception notable du “devoir de disciple” accompli auprès de Nicholas Ray dans Nick’ Movie.

Ces films naissent de rencontres avec des œuvres déclenchant des émotions si singulières que le cinéaste désire rencontrer leur auteur et les sublimer dans son médium — la veste de Yamamoto dans Carnets de notes sur vêtements et villes ; le travail de la chorégraphe Pina Bausch pour Pina ; un tirage d’une photo de Salgado pour Le Sel de la Terre

Ce film de Wim sur Anselm découle d’une complicité artistique de pair à pair, mais aussi d’une amitié de trente ans entre deux hommes de la même génération. De cette proximité naît une compréhension mutuelle ainsi qu’une troublante fusion/confusion lorsque l’on découvre au générique que Kiefer enfant est incarné successivement par le fils de Wim et celui d’Anselm. L’un se projette-t-il à travers l’autre, le second se reconnaît-il dans le premier ? Sans être un biopic, ce portrait offre en miroir une histoire de l’art et des artistes œuvrant dans les coulisses du temps. Plus qu’une expo, un exploit.

★★★☆☆Anselm (Le Bruit du temps) documentaire de Wim Wenders (All., 1h33) avec Anselm Kiefer, Daniel Kiefer, Anton Wenders…

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