Poussin sort de sa coquille

Expo / La fameuse Fuite en Egypte de Poussin est dévoilée au public dans le cadre d’une sobre et belle exposition-dossier, rassemblant plusieurs autres toiles du maître du classicisme et quelques autres de ses contemporains. Jean-Emmanuel Denave

«Et in Lugdunum ego»... Nicolas Poussin est aussi à Lyon. Enfin à Lyon ! pourrait-t-on même écrire, tant son chef-d’œuvre, La Fuite en Egypte, fut l’objet depuis trois ans de convoitises et de négociations quasi rocambolesques… Commandée par le soyeux lyonnais Jacques Sérisier, La Fuite en Egypte a été peinte en 1657 par un Poussin âgé de 63 ans, à la main tremblotante mais toujours géniale, sept ans avant sa mort. On perd ensuite rapidement la trace du tableau jusqu’au début du XXe siècle. Après de longues discussions et études à propos de son authentification, et plusieurs ventes et reventes, le tableau est classé «Trésor national» en 2004, laissant ainsi à l’Etat et au musée des Beaux-Arts un peu de temps pour monter ce qui constituera une grande première en matière d’opération de mécénat. Le tableau est acheté en juillet 2007 pour la coquette somme de 17 millions d’euros, dont 15 millions déboursés (avec avantages fiscaux) par seize mécènes privés ! «Ce qui apparaissait au début comme un pari impossible, souligne Patrice Béghain adjoint à la culture de la ville de Lyon, est devenu aujourd’hui un acte fondateur du mécénat d’entreprise». Après avoir été exposé au Louvre, le tableau est présenté au Musée des Beaux-Arts dans le cadre d’une exposition-dossier déclinant toutes ses facettes, et rassemblant une dizaine d’autres toiles de Poussin, plusieurs tableaux de ses contemporains et de nombreuses gravures (sans compter toute une galerie consacrée au décorticage de la Fuite en Egypte avec éléments d’inspirations, hypothèses d’interprétations, radiographie de la toile, etc.). Il regagnera ensuite tout simplement les salles des collections permanentes du XVIIe siècle du musée lyonnais.Face à face
Drapé de noir, col blanc, fine moustache et bouc de mousquetaire, longs cheveux ondulés et regard dirigé de biais vers le spectateur, c’est Nicolas Poussin lui-même qui nous accueille au seuil de l’exposition. Dans cet autoportrait datant de 1649, il tient entre ses mains un porte-mine et un carnet à dessin, symboles de l’artiste savant et philosophe qu’il a voulu être et qu’il restera aux yeux de nombreux historiens de l’art. «Ce grand homme, comme tous ceux de son siècle, ne se livre que lentement. L’abord est renfrogné, le ton sévère. L’âme profonde apparaît soudain, quand on renonce presque à la saisir, l’âme idyllique, amoureuse et sensuelle d’un être décidé à accueillir la poésie et l’immoralité du monde à condition qu’il reste maître d’y tracer des routes sûres et d’accessibles sommets», écrit Elie Faure dans sa toujours lyrique et indispensable Histoire de l’art. Poussin donc, ou la synthèse de la raison et des émotions, de la perspective et de la couleur, des architectures tracées au cordeau et des heurs et malheurs de la sinueuse destinée humaine. Sa Fuite en Egypte est issue de l’Évangile selon Saint-Matthieu (la Sainte famille fuit en Egypte afin de sauver le Christ menacé par les soldats d’Hérode), et l’exposition s’articule autour des événements bibliques précédant ou suivant cette fuite, peints par Poussin lui-même ou par certains de ses contemporains. On découvre ainsi une saisissante représentation du Massacre des innocents récemment attribuée à Poussin, fourmillante de détails crus et sanglants, et étonnamment construite à la manière d’un travelling cinématographique. En face, un bas relief en terre cuite du méconnu Ambroise Frédeau n’a guère à lui envier dans le registre «gore» et sanglant. Plus loin, on retrouve un peu de calme et de sérénité avec la très belle Fuite en Egypte de Philippe de Champaigne, composée de manière traditionnelle avec une Vierge assise en amazone sur son âne et Joseph menant les siens. On trouve encore dans la deuxième section de l’exposition deux Poussin célèbres : Le Repos pendant la fuite en Egypte et Le Retour d’Egypte.Voyages
Clou de l’exposition et fin du suspense : la Fuite en Egypte est accrochée sur la dernière cimaise, voisinant avec cinq autres toiles de Poussin aux motifs religieux réalisées à la même époque. Parmi elles : une étonnante Annonciation avec une Vierge aux yeux clos plongée dans une sorte de transe extatique, une sombre et effroyable Lamentation sur le Christ mort, et une puissante Sainte Françoise romaine avec au second plan une effrayante personnification de la peste, entre transi et méduse. La Fuite en Egypte apparaît en comparaison plus lumineuse, voire plus joyeuse, plus ouverte aussi avec les espaces mi-antiques mi-naturels de l’Egypte imaginaire de Poussin. «Sa composition est simple avec trois figures principales, une scène vue du nord et la lumière du matin. Elle raconte l’histoire de l’épisode biblique, sans anecdote triviale… C’est un tableau à la fois très simple et très riche», précise un spécialiste du Louvre. Très riche en effet plastiquement, symboliquement, mais aussi et surtout par cette capacité inouïe de Poussin à cristalliser, condenser en une seule image différentes strates de temps (passé, présent et futur sont signifiés par tout un jeu de regards et de gestes), différentes émotions, différentes couches de sens et de sensations. Dans un tableau de Poussin, il y a, si ce n’est tout, toujours beaucoup et même encore ici, au second plan, un énigmatique voyageur allongé sur lequel tout le monde s’interroge. Invitation peut-être à la délectation et au suspens de ce voyageur vagabond qu’est le regard du spectateur ?

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