Délaissant comme Tarantino les déserts arides au profit des immensités glacées, Alejandro González Iñárritu poursuit sa résurrection cinématographique avec un ample western épique dans la digne lignée d'Arthur Penn et de Sydney Pollack. Un "survival" immersif et haletant mené par des comédiens au poil, dont le potentiellement oscarisé DiCaprio. Vincent Raymond
Aux États-Unis, on excelle dans la culture de l'art du paradoxe. Le pays suit avec un mixte de répulsion et de plaisir la campagne pour l'investiture républicaine menée par Donald Trump, populiste démagogue, ouvertement xénophobe, avide de succéder au premier chef d'État noir de son Histoire ; au même moment, la société s'émeut de voir les membres de l'Académie des Oscars (présidée par l'Afro-Américaine Cheryl Boone Isaacs) s'entre-déchirer à qui mieux-mieux au sujet du manque de représentativité des minorités visibles parmi les candidats à la statuette. Au Texas et en Californie, une muraille-citadelle gardée a été érigée ces dernière années pour préserver le territoire de toute intrusion ; tandis qu'à Hollywood le cinéma sort de l'impasse en empruntant une diagonale mexicaine.
Issus de familles de classe moyenne ou supérieure, Guillermo del Toro, Alfonso Cuarón ou Alejandro González Iñárritu n'ont pas fui de misérables villages (tels que fantasmés par les conservateurs hostiles aux mouvements migratoires) pour profiter des avantages supposés du système étasunien et détruire sa culture (discours identitaire faisant florès un peu partout ces derniers temps). C'est même l'exact contraire qui s'est produit ; les "rednecks" doivent en manger leur Stetson – tant mieux !
Le retour du refoulé (à la frontière)
Car les réussites au box-office des films signés par Cuarón et Iñárritu bénéficient généreusement à l'industrie cinématographique et aux grands studios. Mieux : elles se doublent de triomphes artistiques très logiquement loués par la profession. Voyez Gravity (2013) et Birdman (2014) : deux projets éminemment conceptuels ; deux propositions combinant un usage insensé du plan-séquence à des fins autant (voire davantage) narratives que spectaculaires, qui ont valu à leurs réalisateurs d'être les derniers lauréats en date de l'Oscar. Deux œuvres, enfin, qui touchent à des thématiques attachées à la cosmogonie de l'Amérique ou à son inconscient (la conquête spatiale pour l'une, le foisonnement créatif de la scène théâtrale de Broadway pour l'autre), et qui prennent la forme de films catastrophe – leurs protagonistes étant plongés en plein chaos. The Revenant enfonce le clou en investissant le territoire mythologique des États-Unis et le genre lié à sa fondation : le western.
Héros thaumaturge, le Hugh Glass campé par Leonardo DiCaprio incarne un de ces modèles d'aventuriers obstinés dont la nation se réclame : un trompe-la-mort capable de surmonter tous les obstacles afin de faire valoir son bon droit. Et plus Glass semble progresser, paraissant près de faire entendre sa vérité, plus redoutables sont les périls qu'il a à affronter. Il y a une surenchère dans la dégradation de sa situation rappelant la trajectoire de l'astronaute naufragé de Gravity : les choses vont mal, il faut s'attendre à ce qu'elles empirent. Au-delà de l'imaginable. Car Iñárritu tient la promesse du spectaculaire inhérente au film d'action, en réussissant d'estomaquantes séquences d'action pure qui n'ont rien à envier aux effets 3D. Des phases décisives scandant le récit (l'attaque initiale du camp des trappeurs par les Indiens, le combat entre Glass et l'ours ainsi qu'une cavalcade vertigineuse) et rythmant les longues errances du miraculé, jusqu'à son duel avec Fitzgerald, rôle idéalement dévolu à un Tom Hardy ignoble, à son habitude. Privée d'un opposant de cette stature, la performance de Leo eût été, à coup sûr, moins remarquable.
Revenants multiples
Si le personnage de DiCaprio, pareil à une figure christique, traverse la glace et les embûches pour renaître à la vie, un autre revenant se trouve derrière la caméra : Iñárritu lui-même. Encensé à ses débuts avec Amour chiennes (2000) pour ses entrelacs d'histoires tressés en compagnie de Guillermo Arriaga, le cinéaste avait ensuite répliqué le procédé de façon mécanique, en l'amplifiant : choix de comédiens à la notoriété plus importante, décor à l'échelle grandissante. Résultat ? Une bouillie universaliste et esthétisante, se vidant de son contenu au fur et à mesure qu'elle se gorgeait de prétention – le summum fut atteint avec Babel (2007). Optant ensuite pour le détour en direction du misérabilisme magique dans le pathétique Biutiful (2010), Iñárritu semblait avoir épuisé toutes ses cartouches. Son revirement de Birdman a équivalu à une résurrection (pour lui comme pour Michael Keaton, au reste) : réalisateur sur le déclin, il s'est métamorphosé en auteur incontournable. De fait, The Revenant confirme son nouveau ton, ses nouvelles ambitions et sa maîtrise.
Outre la pluie de récompenses attendue, on espère que le succès de The Revenant permettra l'exhumation du Convoi sauvage (1971). Signée par Richard C. Sarafian, cette précédente adaptation de l'épopée d'Hugh Glass avait pour interprète principal Richard Harris. Le comédien sortait tout juste d'un triomphe personnel : Un homme nommé Cheval, une autre histoire d'Indiens, ces “native people” d'Amérique. En les rendant visibles et légitimes, en perpétuant leur mémoire, leur culture et leur cause là où beaucoup cherchaient à les oblitérer, le cinéma aura fait d'eux d'authentiques revenants. C'est là son ultime bienfait collatéral.
The Revenant d'Alejandro González Iñárritu (É.-U., 2h37) avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Domhnall Gleeson...