Dans les coulisses de la soirée Forsythe

One, two, three…Try to make it a little bit smoother when you…(Mouvement vers la gauche d’un couple de danseurs)… Hold on a little bit…(Glissement du couple vers la droite)…Yes, that’s it… Roxanne Paire

Lorsque je me suis proposée pour participer à la Brigade du Ballet, j’ai précisé que je n’aimais pas la danse. Écrire sans a priori sur ce que je n’aime pas m’a toujours semblé un excellent moyen d’exploration. Peut-être faut-il d’abord revenir sur cette antipathie. Je suis fille de théâtre. Fille de cet endroit d’où l’on parle. Alors, certes, on me fera remarquer que le corps parle aussi au théâtre et que le geste a toute sa place lorsqu’il s’agit de dire. Mais voilà, ce n’est pas pareil. Il y a, presque toujours, de la voix et du texte qui se matérialisent en un dialogue. Il y a aussi le comédien qui s’adresse à un autre comédien ou au spectateur. En danse, cette communication m’échappe. Je peux apprécier la beauté d’un mouvement, l’élégance d’un porté, la grâce d’une arabesque, mais je ne les comprends pas. Ils restent, pour moi, une juxtaposition de gestes sans rapports les uns avec les autres et les danseurs ne sont que des automates répondant à une partition ne laissant aucune place au hasard.


All right, let’s start again. From the front, it’s more like this…Yes, that’s what it should be.

Dès l’instant où la répétition de Steptext a débutée, j’ai sentie que je parviendrais peut être à surmonter mon incompréhension. Sous la voûte aérée de l’opéra, j’ai assisté à une conversation en boucle : trois danseuses, trois danseurs, deux répétiteurs et un extrait infinitésimal de la Chaconne de Bach qui, pendant une heure trente, dialoguent. Les danseurs de l’opéra ont tous, ai-je appris, une essentielle formation classique. Tous les matins, ils assistent d’ailleurs à un cours de classique pour "réviser les bases". Apprentissage bien nécessaire au vu des périlleux écartèlements auxquels les voue la chorégraphie de Steptext. Devant moi, soutenu par le bras de son partenaire, le corps d’une des danseuses se courbe en arrière jusqu’au déséquilibre. Et d’ailleurs, très vite, elle entraîne l’autre corps dans son élan. Ils glissent au sol, peut-être un peu surpris par la rapidité de leur chute. Ils en rient. Ils recommencent. Retombent. Recommencent.


You can’t stay on this ankle and make it take all that effort. (Elle montre la première jambe du danseur). Use this one (Elle désigne l’autre cheville), and don’t do too much!

J’observe des mouvements classiques ; je les reconnais d’ailleurs comme tels, mais ils me semblent légèrement décalés, comme accélérés par rapport à l’idée que j’en avais. Il y a dans ces gestes là une tension, une énergie, que je n’associe pas au classique. Les trois couples cherchent un point d’équilibre et, soudainement, le rompent. Il y a quelque chose de surprenant, de presque dramatique dans cette cassure. Un peu de tragédie, comme si la beauté du mouvement ne pouvait se réaliser que dans sa violence, dans sa presque impossibilité.

Au rythme de Bach s’ajoute le rythme de la maîtresse de ballet. Elle connaît tous ces mouvements par cœur, les a dansés pour Forsythe lui-même. Proche du chorégraphe, elle représente la garantie que le spectacle sera donné comme il l’a créé. Sous l’arc de verre, elle veille à ce que les gestes soient retrouvés et respectés. Peut-on alors parler d’une répétition ? Il me semble qu’il y a une dimension supplémentaire : ce que j’observe est une création qui se fait à partir des mots, bien réels, de cette femme de l’ombre.


Let’s just find that position. When he pulls, you bend back. Yes, that’s it.

Elle parle en anglais. Je m’interroge : tous les danseurs pratiquent-ils la langue de Shakespeare ? Tiens, elle utilise aussi des termes français, héritage du siècle de Louis XIV me dit-on. Mais pourtant les nationalités se mélangent : parlent-ils tous français alors ? Encore une fois non, mais ces termes-là, ils les connaissent tous. Il s’agit d’un code. Le texte qui précède à la représentation, en danse, c’est donc ce savant bidouillage de code, de langues, de fragments musicaux et de gestes. Une façon d’être ensemble, de dialoguer, qui s’inscrit dans un au-delà de la parole.

Le spectacle auquel j’assisterai la semaine prochaine sera fait de codes et reposera sur la précision de mouvements inlassablement répétés mais, suite à ce moment partagé, je serai bienveillante. Ce que je croyais jusque-là être un désamour n’était en fait qu’ignorance. En assistant à ce petit bout de Steptext, je me suis interrogée sur la danse, ce que je n’avais sans doute jamais fait auparavant. Le soir du spectacle, je me souviendrai de la voix de la répétitrice, de la concentration mais aussi des rires des danseurs, de la chaleur sous le dôme et, confortablement installée au creux de mon fauteuil, je ferai, peut-être pour la première fois, preuve de curiosité et d’empathie pour la danse.

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